Nous arrivons à présent au dix-huitième siècle et à l'époque la plus curieuse incontestablement dans l'histoire des antériorités de la découverte des aérostats. Nous allons étudier attentivement ce qui a été écrit au sujet d'un célèbre Brésilien, Gusmâo, qui a été surnommé à son époque l'homme volant, et qui paraît avoir exécuté à Lisbonne une expérience de locomotion aérienne.
Gusmâo (Bartholomeu-Lourenço de) naquit à Santos, au Brésil, alors colonie portugaise, vers 1665, et mourut après 1724. Il était le frère d'Alexandre Gusmâo, célèbre homme d'État brésilien, et après avoir renoncé à l'état ecclésiastique auquel il s'était d'abord destiné, il se voua à l'étude des sciences physiques.
C'est dans les premières années du dix-huitième siècle que Gusmâo conçut le projet de construire une machine au moyen de laquelle on pourrait voyager au sein de l'air. L'un des membres les plus distingués de l'Académie de Lisbonne, Freire de Carvalho[20], qui paraît avoir étudié tous les documents relatifs à ce fait important, dit que «de l'examen de divers mémoires, soit imprimés, soit manuscrits, il ressort bien que Gusmâo avait inventé une machine à l'aide de laquelle on pouvait se transporter dans les airs d'un lieu à un autre». Mais il ajoute aussitôt qu'il est impossible, par ces mêmes descriptions, «de se faire une idée exacte de la machine elle-même».
D'après certains récits du temps, l'auteur aurait mis en usage comme moteurs, l'électricité et le magnétisme combinés; quelques écrivains ont dit que la machine avait la forme d'un oiseau, criblé de tubes à travers lesquels passait l'air.
Ces descriptions sont inadmissibles. Un artiste du dix-huitième siècle a donné de l'appareil de Gusmâo un dessin que l'on peut voir au département des estampes de la Bibliothèque nationale et que je possède aussi dans ma collection de documents aéronautiques. Ce dessin est, suivant l'expression de M. Ferdinand Denis, auquel on doit une savante étude sur Gusmâo[21], «une curiosité inutile».
Cependant, parmi les documents contradictoires de l'époque, il en est qui semblent offrir un intérêt historique de premier ordre.
M. Carvalho a pu recueillir un exemplaire imprimé de la pétition adressée par Gusmâo au roi de Portugal en 1709. On y lit ce qui suit:
J'ai inventé une machine au moyen de laquelle on peut voyager dans l'air bien plus rapidement que sur terre ou sur mer; on pourra aussi faire plus de deux cents lieues par jour, transporter des dépêches pour les armées et les contrées les plus éloignées. On fera sortir des places assiégées les personnes que l'on voudra, sans que l'ennemi puisse s'y opposer. Grâce à cette machine, on découvrira les régions les plus voisines des pôles.
Le roi fit répondre à l'inventeur, sous la date du 17 avril 1709, que si les effets annoncés pouvaient se réaliser, il le nommerait en récompense professeur de mathématiques à l'Université de Coïmbre, avec un traitement annuel de 600 000 reis (4 245 francs).
Il résulte d'une note imprimée en 1774, et dont M. Carvalho cite le texte, que les globes employés par Gusmâo devaient être mus par la force du gaz qu'ils contenaient. Dans un manuscrit du savant Ferreira, né à Lisbonne en 1667 et mort en 1735, on lit:
Gusmâo fit son expérience le 8 août 1709, dans la cour du palais des Indes, devant Sa Majesté et une nombreuse et illustre assistance, avec un globe qui s'éleva doucement jusqu'à la hauteur de la salle des Ambassades, puis descendit de même. Il avait été emporté par de certains matériaux qui brûlaient et auxquels l'inventeur lui-même avait mis le feu.
Ce texte semblerait indiquer un aérostat à air chaud; mais nous allons malheureusement rencontrer, dans le document que nous mentionnons, des contradictions qui empêchent de bien établir la vérité.
Ferreira, après avoir dit que l'expérience se fit no pateo da casa da India (dans la cour du palais des Indes), termine son récit par ces mots: Esta experiencia se fez dentia da salla das Audiencias (cette expérience se fit dans la salle des Audiences). M. Carvalho se tire d'embarras en supposant qu'il y eut deux expériences faites, l'une dans la cour, l'autre dans la salle.
Une preuve secondaire de l'expérience de Gusmâo résulte de pièces de vers plus ou moins satiriques publiées en 1732 par Thomas Pinto Brandâo. L'une d'elles est intitulée: «Au père Bartholomeu Lourenço, l'homme volant qui s'est enfui, et cela se comprend, puisqu'on a su qu'il était lié avec le diable.»
Dans ces vers, on lit des passages analogues à celui-ci: «Gusmâo s'est élevé dans les airs, il a volé avec ses ailes, au regret de bien des familles. Pour se faire de bonnes ailes, il a déplumé bien du monde[22].»
En résumé, le manuscrit de Ferreira, parlant de l'invention de Gusmâo, semble dénoter un ballon à air chaud; les vers de Brandâo citent nettement, au contraire, un appareil volant au moyen d'ailes. Enfin d'autres récits paraissent faire comprendre que Gusmâo se serait élancé de la tourelle da casa da India; dans ce cas, il serait admissible que l'inventeur ait employé un parachute, au moyen duquel il aurait plané au-dessus de la foule.
Il paraît certain qu'une mémorable expérience aérienne a été faite en 1706 par Gusmâo; une tradition constante en a conservé le souvenir; mais il n'est malheureusement pas possible de rien préciser de net à l'égard du système employé. Nous nous bornerons à ajouter que Gusmâo ne renouvela jamais son essai. On l'accusa de magie, et il craignit sans doute les rigueurs du Saint-Office. Il s'occupa de navigation océanique et de construction navale, jusqu'en 1724, époque où on le voit quitter clandestinement le Portugal. Il vécut quelque temps en Espagne et mourut à l'hôpital de Séville.
Après Gusmâo, nous parlerons du livre remarquable du père Galien qui fut publié en 1755 sous le titre: l'Art de naviguer dans l'air. Ce petit livre très rare, que je suis arrivé à me procurer, comme celui de Lana, a été imprimé à Avignon. Il a été beaucoup lu et a été réédité deux ans après, en 1757[23]. Le Père Galien formule très clairement le principe des aérostats à air raréfié. Il admet que des globes remplis d'un air puisé à des régions très élevées de l'atmosphère, pourront flotter dans l'atmosphère des couches inférieures, mais il ne mentionne pas le mode de gonflement.
Nous voici donc arrivés, dit Galien, au moment de la construction de notre vaisseau pour naviguer dans les airs et transporter, si nous le voulons, une nombreuse armée avec tous les attirails de la guerre et ses provisions de bouche, jusqu'au milieu de l'Afrique, ou dans d'autres pays non moins inconnus. Pour cela, il faut lui donner une vaste capacité.... Plus il sera grand, plus sa pesanteur en sera absolument plus grande, mais aussi elle sera moindre respectivement à son énorme grandeur, comme peuvent le comprendre ceux qui ont quelque teinture de géométrie et qui savent que, plus un corps est grand, moins il a à proportion de superficie, quoiqu'il en ait absolument davantage.... Nous construirons ce vaisseau de bonne et forte toile doublée, bien cirée et goudronnée, couverte de peau et fortifiée de distance en distance de bonnes cordes, ou même de câbles dans les endroits qui en auront besoin, soit en dedans, soit en dehors, en telle sorte qu'à évaluer la pesanteur de tout le corps de ce vaisseau, indépendamment de sa charge, ce soit environ deux quintaux par toise carrée.... La pesanteur de l'air de la région sur laquelle nous établissons notre navigation étant supposée à celle de l'eau comme 1 à 1 000, et la toise d'eau pesant 15 120 livres, il s'ensuit qu'une toise cube de cet air pèsera environ 15 livres et 2 onces; et celui de la région supérieure étant la moitié plus léger, la toise cube ne pèsera qu'environ 7 livres 9 onces. Ce sera cet air qui remplira la capacité du vaisseau; c'est pourquoi nous l'appellerons l'air intérieur, qui réellement pèsera sur le fond du vaisseau, à raison de 7 livres 9 onces par toise cube; mais l'air de la région inférieure lui résistera avec une force double, de sorte que celui-ci ne consumera que la moitié de sa force pour le contre-balancer, et il lui en restera encore la moitié pour contre-balancer et soutenir le vaisseau avec toute sa cargaison.
Nous n'insisterons pas davantage sur les idées du P. Galien, qu'il s'est contenté de présenter à titre de simples amusements,