Les pilotes de l'Iroise. Edouard Corbiere. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Edouard Corbiere
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066087630
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il aima mieux faire quatre lieues pour arriver à Ouessant, qu'une seule lieue pour aborder au Conquet. C'est dans sa patrie qu'il est le plus doux de jouir d'un succès: ce sont les applaudissements de ceux qui nous ont vus naître, qui sont les plus flatteurs au coeur. Et qu'est-ce que l'estime ou l'admiration des hommes que l'on ne connaît pas?

      L'arrivée de la Croix-du-bon-Dieu à Ouessant, avec ses voiles déchirées par les boulets et sa coque mitraillée, fut un véritable triomphe. Après que Tanguy eut raconté son aventure, le commandant de place s'écria:

      —Brave homme, tu as bien mérité de la patrie!

      —Le syndic des gens de mer: J'en ferai part à son excellence monseigneur le ministre de la marine et des colonies.

      —Le curé: Je vous bénis, au nom du père, du fils et du saint Esprit!

      —La bonne Soisic, la femme de Tanguy: Viens-t'en te changer, car tu es encore tout mouillé.

      Les assistants, attendris, se contentèrent de répéter, avec l'accent du regret et de l'admiration: Et nous, qui le prenions pour un traître!...

      Viens ici, petit Cavet, s'écria à son tour le patron, un peu remis de ses émotions de gloire. Viens ici, à moi. Le petit Cavet s'approcha:

      —Vous voyez bien cet enfant, monsieur le curé? Eh bien, les boulets ne lui ont pas plus fait de peur, qu'à moi un verre d'eau-de-vie! Vous l'avez baptisé et rebaptisé avec de l'eau et du sel, n'est-ce pas? Moi, je viens de le baptiser avec de la mitraille, et sa pauvre soeur Jeannette est un peu vengée de l'Anglais, qui nous l'a escamotée, le gueux!

      —C'est fort bien fait, maître Tanguy; mais après avoir jeté cette frégate à la côte, pourquoi n'avez-vous pas cherché à sauver une partie de son équipage? La charité chrétienne vous l'ordonnait.

      —Moi, monsieur le curé! je ne sauve jamais les gens que je noie.

      Et maître Tanguy alla boire et fumer toute la nuit avec ses compatriotes, remplis d'un saint respect pour lui, et d'un tendre sentiment de bienveillance pour son fils adoptif, le petit Cavet.

      Les Bas-Bretons n'ont pas besoin de boire pour être de très-bonnes gens; mais, néanmoins, c'est presque toujours en buvant qu'ils prennent les résolutions les plus généreuses. Pendant que les bouteilles d'eau-de-vie se vidaient en l'honneur de la belle action de Tanguy, les pilotes ne se lassaient pas d'embrasser Cavet, qui passait de main en main autour de la table, avec les verres dont on lui faisait avaler le reste malgré lui.—C'est bien, tout cela! s'écria son père: mais cet enfant, qui est malin comme un singe, ne sait pas encore lire, et ça me fait honte pour lui. Les Anglais m'ont donné cette bourse de cent guinées pour les noyer; je ne leur ai pas volé leur argent, parce que je suis un honnête homme avant tout. Sans le malheur arrivé à ce pauvre petit bonhomme, qui a perdu sa soeur, je n'aurais pas happé ces cent guinées, bien certainement; et comme c'est quasiment lui qui me les a fait gagner, il est juste qu'il en ait sa part. Ainsi je lui en donne la moitié pour qu'il aille à l'école de Brest.

      —Oui, oui! dirent tous les pilotes. Et Jean-Marie ajouta:

      —Il faut, chaque mois, que nous donnions chacun un demi-écu pour que Cavet, qui est bien triste, le pauvre enfant, depuis qu'il n'a plus sa pauvre Jeannette, soit éduqué à Brest, et qu'il ne soit pas toute sa vie une fichue bête comme nous, en vous exceptant cependant, maître Tanguy.

      —Bravo! s'écrièrent tous les pilotes: ce sera maître Tanguy qui sera chargé de recevoir un demi-écu tous les mois, sur notre pilotage, pour payer la pension de Cavet.

      Le jeune orphelin pleurait de joie et de reconnaissance, en entendant ses bienfaiteurs parler ainsi: il se jetait tour à tour au cou de Tanguy et dans les bras de Jean-Marie, et ceux-ci, malgré eux, sentaient couler sur leurs joues, déjà enluminées, des larmes de bonheur et d'attendrissement. Il fut décidé, assemblée tenante, que maître Tanguy partirait le plus tôt possible pour Brest, afin de mettre en pension celui qu'il regardait comme son fils. Il promit de s'acquitter de cette tâche, et il tint parole.

       Table des matières

       Table des matières

      On se disposa donc, à Ouessant, au grand voyage de Brest. Le bateau la Croix-du-bon-Dieu, bien réparé, trop bien réparé peut-être de ses glorieuses avaries, conduisit à la ville les quatre pilotes avec lesquels Tanguy avait été chargé d'aller arranger l'affaire de son nourrisson. Cavet, tout inondé de ses larmes et de celles de sa nourrice Soisic, partit au milieu d'eux, accompagné des bénédictions de toute l'île. On arrive à l'entrée du port de Brest. Que d'étonnement et d'admiration dans les yeux des Ouessantins, qui, pour la première fois, voyaient le magnifique spectacle d'un port militaire et d'une ville guerrière! Ces vaisseaux de ligne, où le tambour battait comme dans une caserne; ces arsenaux immenses, où une multitude d'ouvriers préparaient les foudres qui devaient venger la France; les cris des matelots; les sifflets aigus des maîtres d'équipages; le bruit des chaînes des forçats; l'éclat des armes; le fracas des exercices à feu; tout éblouissait, fatiguait ou consternait ces hommes simples, dont le seul murmure des vagues et des vents avait agité le berceau et la vie.

      En se dirigeant dans les rues tumultueuses de Brest, pour arriver chez le maître de pension qu'on avait indiqué à Tanguy, les inconvénients de la célébrité, d'une célébrité pourtant bien nouvelle, vinrent assaillir notre pilote. La foule suivait avec curiosité, avec avidité, les six Ouessantins, dont la mise d'apparat ne laissait pas que d'être assez bizarre au milieu d'une grande ville.

      —Qu'est-ce que c'est que ça? s'écriait-on sur leur passage.

      —Mais c'est le pilote qui a mis la frégate anglaise à la côte.

      —Mais un peu! répondait Tanguy, impatienté. Est-ce que ça vous fait quelque chose, à vous?

      —Tiens, il a un oeil de moins!

      —Et vous autres, eu avez-vous un de plus? Ils arrivèrent, toujours la foule à leurs trousses, chez le maître de pension:

      —Monsieur le maître d'école, lui dit Tanguy, voilà un enfant que j'ai trouvé à la mer, il y a à peu près douze ans, et je me suis fait son père, comme de raison. C'est déjà marin comme les cordes, et pilote comme un rocher. Il est aussi bon pratique de la côte que moi; mais ça ne sait pas encore lire.

      Ici Cavet rougit jusqu'aux oreilles, et baissa sur le plancher des yeux remplis de grosses larmes.

      —Eh bien! est-ce qu'il faut pleurer pour ça? Crois-tu être déshonoré parce que tu ne sais pas lire? Est-ce que nous autres, nous sommes plus savants que toi? Et cependant nous sommes d'honnêtes gens. Lève donc ta tête, imbécile!... Tanguy continua.

      Nous nous serions bien présentés à un maître calfat ou à un maître voilier; mais on nous a dit qu'il était trop âgé pour devenir calfat ou pour apprendre la couture, et qu'il n'était plus bon qu'à faire un capitaine ou tout au plus un chirurgien. Il faut donc lui donner de l'éducation, et nous vous paierons ce qu'il faudra pour qu'il ne soit pas aussi borné que nous.

      Le professeur était un excellent homme, qui demanda peu, et qui se chargea avec plaisir de l'éducation du petit pilote. Nos loups de mer, enchantés du succès de leur démarche, emmenèrent pour le soir seulement avec eux leur élève, qu'ils grisèrent avant de se séparer de lui. Le lendemain ils appareillèrent pour retourner à Ouessant, tout émus de l'adieu qu'il avait fallu dire au jeune orphelin, mais très-contents d'avoir fait une bonne action.

      En trois semaines le jeune élève sut lire; au bout de trois mois, il écrivait déjà les petites leçons