Quand la terreur éclata sur la France, comme la foudre du sein d'un orage dès longtemps prévu, la petite île de Bretagne resta calme et pure des crimes qui souillaient les rivages placés à quatre lieues d'elle. On aurait dit, à la tranquillité dont elle jouissait, qu'elle était éloignée de deux mille lieues de cette France que décimait la guillotine, et que voulaient vendre à l'étranger les traîtres de l'émigration. Mais dès que l'Angleterre déclara la guerre à notre patrie, on n'eut qu'à dire aux marins d'Ouessant: Voilà vous ennemis! et ils ne virent plus dans les Anglais que des hommes qu'il fallait repousser de leurs côtes, ou immoler à la gloire de leur pays.
Jusque-là le sort du bon Tanguy avait été marqué par une suite de circonstances heureuses, qu'il attribuait à la belle action qu'il avait faite avec Jean-Marie, en adoptant les deux orphelins. Tout lui réussissait. C'était lui qui qui faisait la meilleure pêche: les plus gros navires, il les abordait toujours le premier, pour les conduire au port. Le bonheur donne de l'assurance aux gens simples, à peu près comme il donne de la fatuité aux sots. Il fallait voir le ton de confiance avec lequel Tanguy montait sur le pont des navires qu'il devait piloter.
—Bonjour, mon capitaine. D'où venez-vous? Combien calez-vous de pieds d'eau? Faites brasser plus pointu un peu, car les vents hallent l'avant. La barre un peu dessous, timonnier!
—Et que pensez-vous du temps, pilote?
—Vous voyez bien ce ciel-là, n'est-ce pas, mon capitaine? Eh bien, je ne vous en dis pas davantage.
Et le lendemain, quelque temps qu'il fît, notre maître pilote s'écriait, en revoyant le capitaine:
Eh bien, mon capitaine, je vous l'avais bien dit hier, hein? Voyez-vous le temps qu'il fait aujourd'hui!
—C'est vrai, pilote; vous êtes prophète.
—Ah dam! que voulez-vous? c'est l'habitude que nous avons, nous autres, de deviner ces choses-là. La théorie, mon capitaine, est une belle chose; mais la pratique, c'est tout... Voulez-vous dire, sans vous commander, au maître d'équipage, de faire frapper un fort orin sur l'ancre de tribord, car le fond est grand où nous allons mouiller, et la tenue est coriace.»
Jean-Marie, le bon Jean-Marie, jadis aspirant pilote sous maître Tanguy, était devenu chef d'une barque; mais toujours soumis à la supériorité qu'il avait reconnue dans son ancien patron, il ne lui prenait jamais envie de lutter de vitesse, et de forcer de voiles, pour aborder le premier un navire, sur lequel avait déjà orienté maître Tanguy. La plus parfaite cordialité régnait entre eux enfin, parce que l'un était aussi content d'avoir conservé sa vieille autorité, que l'autre se montrait docile à la subir encore.
Revenons à nos deux jeunes orphelins, sur la tête desquels sept à huit années ont passé, depuis leur arrivée dans l'île hospitalière, qui les avait recueillis presque mourants.
Jeannette croissait chaque jour en grâce et en beauté: elle faisait la gloire de ses parents adoptifs. Cavet, son frère, était le plus fort et le plus intelligent des enfants de son âge: on le citait partout comme un prodige, et Soisic, sa nourrice, malgré son attachement pour le petit infortuné qu'elle avait allaité, ne pouvait s'empêcher de concevoir un peu de jalousie, en entendant vanter l'orphelin, aux dépens de ses autres enfants. Tanguy même, le brave Tanguy, sans partager le sentiment de préférence trop visible que sa femme accordait à ses propres enfants, élevait avec un peu de dureté son fils de l'autre bord, comme il l'appelait. Pour celui-ci, courant, comme sa petite soeur, dans les bateaux pilotes du pays, il cherchait, à un âge où les autres savent à peine comment ils existent, à se rendre utile aux bonnes gens chez qui il avait trouvé une famille. Le matin, avant que la Croix-du-bon-Dieu appareillât, il disposait tout à bord, pour que son patron n'eût qu'à lui dire de larguer les amarres. Pendant le temps qu'on passait à la mer, il gouvernait l'embarcation quand le temps était beau, ou il s'occupait à vider le fond du bateau, quand la lame embarquait à bord. De son côté, la pauvre Jeannette rendait dans la barque de Jean-Marie le même service à celui-ci; car sur la côte de Bretagne, les femmes et les filles des pêcheurs partagent à la mer les travaux et les périls de leurs époux ou de leurs pères. Les charmes du sexe bas-breton s'accommodent assez mal de ces habitudes toutes masculines; mais les moeurs et la santé des maritimes amazones de l'Armorique s'en trouvent fort bien. L'air de la mer avait un peu bruni le teint de Jeannette, mais sans rien ôter à l'expression de ses beaux yeux noirs, ni à la grâce d'un front charmant, que couvrait une superbe chevelure. C'était une fleur venue dans l'interstice de ces rochers qui bordent la mer.
L'attachement des deux orphelins l'un pour l'autre, faisait l'admiration de tous les habitants: Cavet ne revoyait jamais sa soeur sans lui rapporter les petits cadeaux qu'il recevait à bord des navires que son bateau accostait. Rencontrait-on l'un des deux enfants sur la cîme des rochers ou sur les bords arides de la mer, on était sûr de voir paraître bientôt l'autre. Jamais ils ne se promenaient sans enlacer, à la mode des couples bas-bretons, leurs petites mains déjà durcies par le travail qu'on exigeait d'eux.
Un soir, à l'heure où le bateau de Jean-Marie rentrait, Jeannette, qui s'était embarquée le matin, ne revint pas dans ce bateau. Cavet, qui depuis long-temps attendait le retour de sa soeur bien aimée, la demande en vain. Jean-Marie entraîne Tanguy dans sa maison: Cavet le suit en jetant des cris. Jean-Marie, les larmes aux yeux, peut à peine prononcer ces paroles:
—Vous savez bien la division anglaise, qui louvoie depuis quelque temps à vue de l'île. Plusieurs fois déjà le vaisseau commandant, près duquel je pêchais sans défiance, m'avait fait venir à son bord, pour avoir du poisson. Ce matin, ce même vaisseau, courant une bordée à terre, m'aperçoit. Une espèce de pressentiment me disait de me défier ce jour-là des Anglais. Je veux fuir aussi, mais le vaisseau me gagne, et tire sur moi un coup de canon à boulet. La pauvre Jeannette, épouvantée, se met à jeter les hauts cris...
—Ah ma soeur, ma soeur est morte! s'écrie Cavet.
—Achève donc, reprend avec impatience Tanguy. Les Anglais l'auraient-ils tuée, la pauvre enfant? Les monstres!
—Non, non, pas tuée, répond Jean-Marie. Écoutez-moi, je vous en prie: J'aborde le vaisseau, qui m'ordonne d'accoster. Le commodore paraît sur le gaillard d'arrière; il avait déjà vu dans mon bateau la petite Jeannette, à qui il avait fait beaucoup de caresses: cette fois, il me propose de la lui laisser à son bord. Je refuse. Il me montre une bourse remplie de guinées; je crois qu'il veut plaisanter...
—Eh bien, dit vivement Tanguy, as-tu fait la traite des blancs? As-tu vendu ta fille enfin? Parle donc, animal!
—Oh! écoutez-moi de grâce, je vous en supplie, maître Tanguy. Je jette sur le pont la bourse du commodore, et je saisis dans mes bras la pauvre petite. Le commodore me dit avec colère, que cette enfant n'est pas à moi, et qu'il sait qu'elle appartient à une famille anglaise. Je veux résister de toutes mes forces: on me jette dans mon bateau, malgré mes larmes et mes cris, et le vaisseau s'éloigne.»
Le récit de Jean-Marie porta au comble l'indignation de tous ceux qui l'écoutaient. On enleva, suffoqué par ses sanglots, le pauvre frère de la jeune victime. Allons porter nos plaintes au maire, au commandant de place et à notre curé! s'écrièrent ces braves gens, comme si les autorités de leur île avaient eu le pouvoir de punir le ravisseur anglais!
—Mais à quoi cela vous servira-t-il? leur demanda Tanguy, consterné.
—Cela nous servira à nous faire rendre justice.
—Le pensez-vous? Est-ce que notre commandant de place, avec sa garnison et ses pièces de trente-six, a quelque droit sur ces chiens d'Anglais, qui viennent bloquer Brest à une demi-lieue de la pointe Saint-Mathieu?
—Il n'y a donc plus de gouvernement en France?
—Est-ce qu'il y en a jamais eu pour de pauvres b...... comme nous? Notre gouvernement à nous, voyez-vous, vous autres, continua Tanguy, c'est ça!