—Et que lui ferez-vous donc, maître Tanguy, au premier Anglais, avec votre pauvre petite barque?
—Ce que je lui ferai? Je n'en sais rien encore; mais c'est dans l'occasion que l'on fait les choses que l'on a dans la tête. Ils ont vu déjà ce que c'était que l'amitié d'un Bas-Breton: ils sauront bientôt, avec la protection de la bonne vierge Marie, ce que c'est que ma... que ma..... enfin, comment dites-vous ça?... que ma vengeance.
Le lendemain de cette allocution, maître Tanguy, tout rempli encore de la juste indignation qu'il avait exprimée devant ses compatriotes, se jeta dans son frêle bateau la Croix-du-bon-Dieu, accompagné du pauvre petit Cavet, qui pleurait toujours sa soeur. La division anglaise louvoyait encore à trois lieues au nord d'Ouessant. Dès que le pilote aperçut le vaisseau commandant à la tête des autres bâtiments ennemis, il se dirigea vers lui; mais l'amiral ne mit pas en panne pour attendre la barque qui cherchait à l'accoster. Une frégate, près de laquelle passait Tanguy, le héla, en lui donnant l'ordre de venir à elle. Force fut au pilote d'obéir. Rendu à bord, le capitaine lui demanda assez impérieusement:
—Es-tu pilote de cette côte?
—Capitaine, je ne suis pas pilote; je suis depuis vingt ans maître pilote reçu.
—Tu connais par conséquent le passage du Four?
—Mieux que vous ne connaissez, peut-être, le fond de cale de votre frégate.
—À quelle heure la marée sera-t-elle pleine dans la passe?
—Dans deux heures. Vous devez savoir cela aussi bien que moi, par l'épacte et le nombre d'or.
—Dans deux heures donc, tu me piloteras dans le Four?
Ici Tanguy se gratta l'oreille en baissant la tête, et en hésitant à répondre au capitaine, qui continua à lui parler en ces termes:
—J'ai l'ordre de canonner la batterie qu'on élève à Lochrist. Si tu me pilotes bien, comme je l'entends, cette bourse de cent guinées te sera remise. Si tu jettes, par ignorance ou par méchanceté, la frégate sur les écueils du passage, la balle que tu me vois mettre dans ce pistolet, te fera sauter la tête au premier coup de talon du navire.
—Mais mon commandant, vous ne savez donc pas que dans mon pays on me fusillera, quand on saura que je vous ai piloté?
—Tu diras, pour te justifier, que tu n'as cédé qu'à la peur de la mort.
—Allons, je veux bien gagner ces cent guinées, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement; mais comptez-les moi en attendant, cela me donnera du coeur, et vous serez toujours assez à temps de les reprendre, si par malheur il vous prenait fantaisie de me casser la boule.
Les cent guinées furent remises à Tanguy, qui ordonna à son embarcation de se tenir toujours à petite distance de la frégate. La manoeuvre commença alors; mais le capitaine anglais commanda au pilote de se tenir assis sur le bastingage, pendant que lui, monté sur une caronnade et à ses côtés, lui présenterait le bout du pistolet destiné à le percer, dans le cas où le bâtiment viendrait à toucher.
La large frégate, chargée de toile, file bientôt avec la belle brise à laquelle elle livre ses voiles élégamment bordées sur ses longues vergues; elle contourne avec grâce la partie du Nord-Est et de l'Est d'Ouessant. Les signaux de l'île annoncent son approche aux signaux du Conquet: les canonniers garde-côtes se placent à leur poste, disposés à faire feu dès qu'elle sera rendue à portée de leurs pièces. Mais de quelle consternation ne sont pas frappés les pilotes, lorsqu'à la longue vue ils reconnaissent, à la croix noire que porte la grande voile du bateau de Tanguy, que c'est lui qui pilote le bâtiment ennemi! Quoi! c'est ainsi, disent-ils, qu'il se venge de ces Anglais, contre lesquels il jetait hier au soir sa malédiction! Ah le traître! qui aurait dit ça de lui? Oh! s'il pouvait mettre cette chienne de frégate à la côte; avec quel plaisir nous irions le sauver, pour le livrer à la justice du pays, et jouir du bonheur de le voir fusiller! Ces voeux funestes ne devaient pas être tout-à-fait exaucés.
La frégate gouverne déjà de manière à enfiler la passe du Four, et à canonner bientôt la terre. Les pilotes du Conquet pensent qu'il y a à peine assez d'eau pour elle: pendant qu'ils se livrent à l'espoir de la voir toucher, le pauvre Tanguy, toujours perché sur son bastingage, commande la manoeuvre, et dès qu'il fait un mouvement, le canon du pistolet que le capitaine tient obstinément appuyé sur sa tête, se présente à son oeil effrayé. Notre pauvre homme tremblait de tous ses membres, et se repentait déjà de la résolution hardie qu'il avait prise dans un moment où il était loin d'avoir calculé les dangers auxquels son projet l'exposerait. C'est tout au plus s'il lui restait assez de sang-froid pour dire, selon le besoin, loffe, laisse arriver; comme ça va bien! Ces maudites batteries de la côte, qui allaient faire feu, cette arme du capitaine toujours dirigée sur lui, sa femme, ses petits enfants, son île chérie, tout cela effrayait son imagination ou brisait son coeur, et cependant il n'y avait plus moyen de reculer.
Le fort de Lochrist commença à tirer: la détonnation de ces pièces que Tanguy redoutait, il n'y avait encore que quelques minutes, sembla au contraire lui ôter le poids énorme qu'il se sentait sur la poitrine. La frégate riposta, et au moindre geste que faisait le pilote, perché comme un therme sur son bastingage, toujours le bout du pistolet du capitaine accompagnait chacun de ses mouvements. Le feu commencé entre la terre et la frégate devient plus vif, les boulets sifflent, la mitraille pleut. La fumée, ronde, épaisse et blanche, qui sort des flancs de la frégate, couvre à chaque volée et les bastingages et les basses voiles. Dans un de ces moments où le fracas de l'artillerie ébranle le navire, et où les nuages de la poudre en feu voilent tous les objets sur le pont, Tanguy, que le capitaine a sans cesse tenu par le collet au début de la canonnade, saisit le bras de son incommode surveillant; le coup de pistolet qui lui était promis part; mais la balle, détournée de sa direction, le manque, et au même instant, notre pilote s'élance à la mer, plonge sous l'eau, et reparait à dix brasses du bord: les coups de fusil sifflent sur sa tête, qui sort des flots; il disparaît encore; son bateau, resté jusque-là près de la frégate, aperçoit un homme à la mer: il court sur lui; la frégate lance quelques paquets de mitraille sur la Croix-du-bon-Dieu, qui s'éloigne d'elle; les voiles de la barque sont criblées, sa coque percée; mais la barque court toujours à terre, et elle a le bonheur de sauver son patron sous la grêle de boulets et de biscaïens, qui fait jaillir la mer autour d'elle. Pauvre frégate, si bien espalmée quelques minutes auparavant, si bien disposée au combat, et si fringante dans sa voilure et sa haute mâture! Abandonnée par le pilote qui la faisait passer comme une anguille entre les roches et les rescifs du Four, elle glisse avec la vitesse d'un poisson vers une basse terrible qui va la dévorer, comme ces monstres des mers que l'imagination des anciens plaçait sur les côtes de la Sicile; elle court cependant encore, elle tonne: son pavillon est hissé tout haut, au-dessus des nuages de fumée dont elle marche si majestueusement enveloppée. Pas un homme ne bouge à son bord...... Un bruit effroyable se fait entendre, ce n'est plus celui de la foudre qu'elle lance: c'est son fond qui laboure, en craquant horriblement, les rochers sur lesquels elle s'étend en filant encore avec vitesse, et en s'enfonçant dans les flots qu'elle entr'ouvre, et qui, mugissants, se replient sur elle: sa mâture chargée de voiles immenses, s'incline, tombe, les vagues l'entraînent: des centaines d'hommes se disputent, à la surface de la mer, la place qu'ils saisissent sur les débris du vaste bâtiment. Et Tanguy, triomphant dans son petit bateau criblé de biscaïens, lève les mains au ciel, en criant, comme si tout l'univers était là pour l'entendre: C'est moi, c'est moi qui ai fait tout ça! vive l'Empereur! mort à l'Anglais!
Des chaloupes canonnières, mouillées en rade du Conquet, sortent aussitôt pour recueillir les lambeaux de la frégate naufragée, et le reste de son malheureux équipage.
Tanguy, l'illustre Tanguy, aurait bien pu, après son beau fait d'armes, aller