La Force. Paul Adam. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Paul Adam
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083359
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l'ombre de la colline, les verdures claires d'une promenade publique s'alignaient, retroussées par le vent. Bernard se remémora les règles des traités d'armes sur la reconnaissance des places. Il jugea bon de pousser jusque ce jardin, derrière lequel une esplanade pouvait servir de champ à un parti de cavaliers. On déborderait ainsi, par la droite, cette position.

      Qui envoyer? les plus lestes!…

      —Cahujac! Les Gascons!…

      Héricourt expliqua son dessein. Le petit homme au teint brûlé, à l'haleine forte, devança la fin du discours et l'acheva. Son bras vif enserra dans un geste les maisons, la promenade, la rivière et les montagnes.

      —Si tu rencontres l'ennemi, brigadier, recommanda Bernard.

      —Je l'enfonce, té!

      —Si tu peux.

      —Bagasse! si je peux? Si je veux! Pour mon escouade! Dragons, à gauche!

       En file… Au trot… Maarche!… Oui, mon lieutenant. Compris. Compris.

      Les cinq drôles s'éloignèrent vite, et ne voulurent entendre davantage. Déjà ils décrochaient de la bandoulière leurs mousquetons, et mettaient la main aux yeux, méprisaient d'imperceptibles adversaires. Bernard les suivit de toute son attention. C'était son premier acte d'officier, la reconnaissance de cette ville où l'infanterie de la division comptait rafraîchir. Il importait qu'il nettoyât les abords et que son escadron la couvrît. Son régiment devait aussi parvenir derrière lui, afin de garnir la crête ouest de ce vallon où afflueraient bientôt les fantassins. Depuis vingt-quatre heures, on entendait par moments des feux de file découdre l'air. Pour passer l'Alb, il avait fallu tirer le canon. Sans la voir il sentit que l'armée entière, se concentrant par les vallées des ruisseaux, les routes, les versants, les pentes, les flancs des forêts, allait au nord-est, vers les lignes d'Engen à Stockach, défenses naturelles qui fermaient le bassin du Danube. Certes des colonnes s'allongeaient sous les bois, débouchaient des villages entrevus à l'horizon du sud. Bernard traînait aux sabots de son cheval la Nation en marche. Il se devina le pivot de l'aile gauche enveloppante qui rabattrait sur le centre de Lecourbe, les Impériaux, attaqués de front par Moreau. Régiments à l'assaut, escadrons à la charge, batteries accourues, forces réelles, ses idées s'agitèrent, tandis qu'elles imaginaient, à défaut du regard impuissant, les actes des Gascons disparus au coin du bois de hêtres.

      Là, Cahujac évitait les souches abattues. Des excréments humains, des traces de feu, des épluchures, des semelles arrachées lui prouvèrent le récent abandon d'un campement. Il fallait que les troupes autrichiennes fussent nombreuses pour s'être cantonnées ainsi hors la ville. Il avertit les Gascons qui modérèrent l'allure de leurs bêtes et se concertèrent. Ils n'admirent point les précautions du brigadier.

      Leurs yeux actifs s'excitaient, leurs paroles rivalisaient de bravoure. Mais ils finirent par se reprocher des faiblesses anciennes, afin d'insulter aux avis de la prudence: «Sais-tu si on ne nous guette pas, dans le bois?—D'abord Gouvion Saint-Cyr descend vers nous du Nord.—Oui, le lieutenant a des ordres pour toucher sa droite.—Ces brigands-là seuls nous séparent de lui.—Brigadier, laisse-nous entrer là-dessous, à deux, pour voir.—Et si on nous déborde?—Faut pas avoir peur.—Le peloton nous soutient!—Toi, mon bon, reste ici, pour communiquer.—Alors quoi, je suis un propre à rien?—Bon sang, de bon sang, je te commande!—Motus.—Ils peuvent venir par le ravin, là.—Ou glisser à travers le buisson.—Hé, puisque le peloton nous soutient!—Et Gouvion Saint-Cyr avec ses 25.000 hommes qui sort, à notre gauche, de la Forêt-Noire.—Et Sainte-Suzanne derrière lui avec 20.000 encore.—Et Moreau qui nous appuie, sur la droite.—Moi, mon bon, je me sens 30.000.—Va, va, le général Richepanse ne nous laissera pas dans la mélasse. C'est un Lorrain. Les Lorrains et les Gascons, c'est fait pour s'entendre.—Allons, qui avance?—Silence, toi. À Landrecies, tu as manqué de nous faire prendre par les Autrichiens de Clairfayt, en gueulant comme ça!—Ça m'a rapporté un coup de feu dans la cuisse.—Dans les Hollandes, sous Pichegru, nous avons enlevé, la nuit, tout un bataillon batave, parce que les sentinelles éternuaient.—Chut.—Motus.—En voilà qui galopent.—Où ça?—La carabine!—Chut!—La carabine!—Gare à ta giberne!—Attention!—Au bois!—Il y a trois chevaux.»

      Ils s'y mirent à l'abri; ils se regardaient en faisant les braves. «Bon, murmura Cahujac, ils nous arrivent. Faut un prisonnier pour les nouvelles! Attention. Ce n'est plus l'heure de penser à sa bonne Catherine! Quand je sifflerai, nous foncerons!» Ils râlèrent. Leurs genoux serraient les flancs des bêtes «Les sabres!» chuchota Cahujac!

      À ce moment, les chevau-légers s'engagèrent entre les arbres. Leurs montures les secouaient. Ils se hâtèrent.

      Sous leurs schapskas écarlates, ils montraient des figures anxieuses, des yeux clignés, des bouches entr'ouvertes. De longues lances à flammes jaunes gênaient leurs mains. Au trot dur de leurs bêtes, ils approchaient. On put compter les boutons dans la bande des culottes vertes. Une lance s'embarrassa parmi les branches. Ils crièrent des jurons allemands, et, comme la flamme jaune se déchirait aux aiguilles de pin, les deux autres cavaliers se retournèrent, tirant sur les brides. Cahujac siffla.

      Cris. Injures. Et les bêtes caracolèrent aux piques furieuses des éperons. Cahujac pointa dans le plastron amarante de l'homme qui avait le poing tenu par les lanières de la lance empêtrée, lequel, de suite, expira, toussant la vie. Il resta suspendu à sa lance et au sapin; la tête pencha contre l'épaule. Son cheval docile ne bougeait. Pour une entaille à la croupe, un alezan rendu fou emporta son grand cavalier dont les branchettes basses arrachèrent le visage, malgré qu'il se vautrât sur la crinière afin d'éviter le sabre d'un Gascon à la poursuite. Celui-ci n'entendit pas les cris des camarades, et la lance du troisième chevau-léger lui pénétra dans la nuque avec la moitié de la banderole jaune. Aussi le grand échappa, et le Gascon, enlevé des étriers par le coup, lâcha son sabre, tomba, gardant au col le fer de la hampe rompue. Mais les dragons éperonnèrent leurs bêtes. Le chevau-léger franchit un buisson. Les dragons sautèrent après lui. Personne ne cria plus. On râlait; les fourreaux couraient en éraflant les troncs d'arbre. Cahujac, d'un revers de sabre, tailla la giberne du fuyard qui jeta sa hampe brisée, dégaina malaisément. Or, un cadet de Bergerac, qui avait le meilleur cheval, parvint au flanc. Son barbe, entraîné par l'exemple, rivalisait, les naseaux sur la croupe de son émule hongrois. «Cadet, cria Cahujac Hardi!» Alors le cadet présenta le casque au coup probable du chevau-léger. Soucieux de ne pas abîmer l'animal de prise, il ne frappait point, le sabre prêt à la parade. Ce fut un instant de course passionnante. Les joues du cadet se colorèrent. Il rit presque; car, le fugitif occupé surtout de sa vitesse, et redoutant les représailles de quatre hommes qu'il entendait le rejoindre, ne menaçait plus. Soudain, par-delà les arbres, on reconnut les crinières et les carabines d'autres dragons. Le chevau-léger leva la main, jeta son sabre et tira les rênes. Il se rendit au cadet de Bergerac, qui, le feu sur les joues, les yeux joyeux, criait à tue-tête: «Je l'ai! je l'ai!»

      Marius était là, entre des Marseillais. L'on arriva sur le chemin.

      «Troun de l'air! Mon garçon, tu tireras bien trente écus de la bête, et l'homme te vaut les galons.»

      Chacun souffla. Les chevaux écumaient. Les figures saignaient, à cause des épines et des ramilles qui avaient fouetté les visages des coureurs. Blond et gras, le chevau-léger ne parut point autrement contrit.

      «Malin! lui dit Marius, tu ne risqueras plus ta peau avant la fin de la guerre. On va l'envoyer au chaud.»

      L'Autrichien ne comprit pas. Il déboucha sa gourde et offrit du geste aux dragons, avec un bon rire.

      Au retour, ils virent l'ennemi mort, toujours suspendu par sa lance à l'arbre. Le sang de la bouche béante rougissait le drap vert d'une manche. Sans faire chanceler le cadavre en selle, le cheval broutait les jeunes pousses de l'arbre. On retrouva débarrassé de son habit, de son casque, assis à terre, le dragon atteint. De lourdes larmes ruisselaient au long de sa figure adolescente. Il fermait la plaie avec ses doigts. On déchira sa chemise pour un bandage; on le hissa sur la bête. Après on repartit au pas. Cahujac