Héricourt répondit au salut militaire. Ce soldat appartenait à son peloton. Il se promit de lui paraître favorable; la bonne humeur parisienne l'égayait. Il reconnaissait partout des figures aperçues dans les cafés, aux galeries du Palais-Royal. Déçus dans leurs espérances de fortune publique, traqués par la police, congédiés par les administrations, chassés des bureaux, les jacobins faméliques,—folliculaires, commis, garçons de boutique,—affluaient, depuis Brumaire, aux camps. Les grandes villes dégorgeaient leurs éléments d'énergie, leurs forces révolutionnaires désormais sans emploi. La vie intense de la nation envahissait les brigades, se mêlait aux vieux soldats de l'an II, enrôlés pour les mêmes raisons. Désespérés, sceptiques et passionnés s'engageaient joyeusement dans la chance du combat, avides encore de porter au bout de leurs armes l'idée de l'émancipation humaine et de proclamer au monde, par la voix du canon, les droits de l'homme.
L'artillerie bousculait ce tumulte de foule. Les prolonges, les fourgons, les pièces attelées traversaient la ville au trot des chevaux disparates obtenus de la réquisition. Cela dérangeait les soldats stupides devant les chevaliers de pierre enclavés entre les fenêtres à culs-de-bouteille, sous leurs devises d'armoiries gothiques.
Les caisses des tambours luisaient au pied des faisceaux, sur les places. Toutes les provinces des Gaules fraternisaient par vingt accents divers au détour des ruelles, au hasard des rencontres, dans les couplets des chansons picardes, bretonnes et provençales.
Un galoubet et un biniou se répondirent de fenêtre à fenêtre. Des haleines sentaient l'ail. Au centre d'un groupe d'infanterie, deux voltigeurs auvergnats dansèrent la bourrée, poussant du talon le pavé pointu de la place. Leurs bras en l'air effleuraient les rouges plumets des bicornes. Des grenadiers basques tiraient hors du sac des espadrilles afin de délasser leurs chevilles saigneuses. L'odeur de bouillabaisse émanait d'une marmite alsacienne. Dans le faubourg, les feuillages masquaient les enseignes arborant des sentences au-dessus des buveurs en uniformes déboutonnés.
Héricourt aborda plusieurs officiers de son régiment. Selon les nouvelles récentes, le général Kray massait les troupes autrichiennes sur la rive droite, et l'on aurait à faire feu, l'eau franchie. Devant eux passèrent des forges de campagne, des fourgons pleins de fers à cheval, de clous pour les besoins de leur brigade. Soudain il reconnut sur les chariots de réquisition la marque H signant les sacs de farine blutée aux moulins de son père. À travers les provinces, les richesses du Nord arrivaient. Toute la terre de la patrie affluait à la suite de ses enfants par-delà les frontières. Il espéra que l'un des conducteurs apportait une lettre à son adresse. Mais, coiffés du bonnet de fourrure, tous parlaient le patois de Strasbourg; ils y avaient reçu le chargement parvenu jusque la capitale d'Alsace au moyen d'autres convois. Les lourds quadriges se succédèrent dans la direction de Bâle. On y transférait les magasins. La lettre H encore marquait le cuir des selles, les paquets d'étrivières, de brides, les collections de havresacs, le poil au dehors, qui comblaient de hautes charrettes.
Caroline avait-elle compté ces livraisons? Combien de fois le père aveugle avait-il pesé dans son trébuchet l'or dû au salaire des tanneurs.
Musarder ainsi. Tous les spectacles attiraient son attention frivole. Un caractère ne devait-il pas concentrer ses forces en vue de la seule énergie? Il se contraignit à fermer les yeux, car la file des attelages ne discontinuait pas, bouchant la route. Malgré l'effort mental, il distinguait le passage des tombereaux aux roues tonitruantes, des haquets stridents, des charrettes à foin écrasant les cailloux d'une pression lente. Et tout s'arrêta, se fixa. Il rouvrit les yeux, voulut comprendre la cause du stationnement, et remonta la longueur du convoi pour assurer le service d'ordre. À l'arrière-train d'une charrette encroûtée de boue sèche, un pauvre adolescent dormait. Le soleil, la poussière avaient noirci la tempe et une joue visible entre les bras en oreiller. Sa tignasse pleine de brins de paille retombait jusque sur le jabot sali d'une chemise presque élégante; mais la carmagnole de bure et le pantalon de canevas indiquaient la misère du vagabond. «On dirait les chaussures d'Augustin,» remarqua Bernard. Il continua sa route, pressé de découvrir le maréchal des logis responsable. Le prompt écoulement des charrois lui incombait, c'était son début dans les fonctions du service en campagne, cette surveillance de l'arrivage. Il craignit le retard. Le chemin devait être libre de voitures avant minuit, s'ouvrir aux colonnes profondes de la réserve qui déboucheraient par là et franchiraient le Rhin, à l'aube, sur le pont de bateaux jeté en aval.
Le soin de son devoir le retint à cette occasion près d'une heure. Quand il rejoignit le cantonnement, le cavalier d'ordonnance lui remit un bout de papier où il lut: Augustin. Comment! son frère était là! Il crut aussitôt à la mort du père, à l'incendie des moulins, se rappela le vagabond endormi derrière la charrette, et le vit tout à coup:
—Qu'y a-t-il?
—Je me suis sauvé de la maison. Je ne veux plus être battu. Regarde.
L'adolescent montra son oreille droite détachée de la joue par une plaie.
—Qui t'a fait cela?
—Le père…
—Entre ici.
Dans la grange, deux soldats ciraient leurs bottes, un dormait, un écrivait. À l'abri d'un paravent Bernard avait son lit de camp et une petite table.
—Comment es-tu venu?
—Les chariots de fournitures étaient partis la veille, j'ai marché, j'ai couru jusqu'à ce que j'aie pu les rejoindre. Je savais que les sacs arriveraient ici. J'ai vendu mes bons vêtements, j'ai acheté cette défroque. Avec les sous de la différence, j'ai mangé…
—Que veux-tu que je fasse de toi?
—Un soldat aussi.
—Tu as faim?
—Oh! oui!
Bernard contempla l'enfant. Les longs cheveux bouclaient sur son cou. Fiévreusement il contait les détails de la catastrophe, ses incartades, la fureur du vieux; et la déchirure de son oreille après une scène de colères réciproques.
—Tu sens la farine…
—L'odeur de la maison.
—Oui. Mais le parfum aigre du houblon emplit tes cheveux.
—J'ai dormi dans les fossés de l'Artois.
—Comme ta bouche souffle une haleine au genièvre.
—J'ai bu, dans les fermes de Thiérache, l'alcool du pays.
—Je flaire la pomme de pin.
—Nous avons passé la forêt d'Ardennes.
—Ce sont tes mains qui puent le poisson de la sorte?
—Nous avons pêché au bord de la Moselle.
—Ta