—Vive la Nation, gueulèrent les Alsaciens.
—Vive la Nation, crièrent ceux de Gascogne… en écarquillant les narines.
—Vive la Nation, chevrotèrent les Tourangeaux, les yeux fermés.
Pitouët ouvrit une bouche d'où ne put issir aucun son. Déjà le grand cheval blanc du petit général doré diminuait au loin sur l'étendue verte des emblavures.
Vraiment ce tacticien ne montra point de sottise. Il comprit que les canons chargés à mitraille ne tireraient qu'à petite portée et le laisseraient d'abord accomplir sa manœuvre. Le second régiment de la brigade, arrivé par colonnes et n'ayant pas fourni de reconnaissances, avait des chevaux en meilleure forme. On le fit passer au galop derrière les trois escadrons de l'ancien écuyer. Jetée loin, sur la gauche, cette masse dessina de l'ouest au nord un mouvement élargi, dont la courbe devait atteindre les Impériaux sur le flanc parallèle à la direction des pièces établies entre les carrés, flanc non couvert par leur feu.
Parvenu à la hauteur de cette face d'infanterie, le premier escadron fît un à droite qui le porta en ligne contre le double rang des fantassins aux bonnets de poil.
Surpris, Bernard étudia l'évolution. Le deuxième escadron exécuta le même «à droite en ligne», puis le troisième; les trois masses assemblées galopèrent d'un seul flot luisant. La vue du jeune homme embrassa l'évasure bleuâtre des collines boisées, au fond de quoi les géométries humaines bastionnant les perspectives de la ville semblaient d'autres murs devant des murs de briques. La clameur sinistre du tocsin ne cessait pas, et la fourmilière autrichienne noircissait les bords de la rivière, affluait aux ponts, entrait dans le soleil, s'éteignait dans l'ombre, se mouvait en colonnes, en lignes, hérissées de bayonnettes. Des gens à cheval trottaient. La rumeur s'amplifiait partout jusque la courbe du ciel bleu où crièrent aussi deux cigognes.
Avec ses bêtes bondissantes sous l'écume noire des crinières échevelées, le flot des dragons se précipita vers l'est de la pente et les carrés. Force en lueurs que les Tourangeaux eux-mêmes regardèrent les yeux larges. Les Gascons se dressaient, parlaient, Pitouët reprit des couleurs. La ligne de centaures aux ventres rouges avalait l'espace. Parmi le peloton de Bernard, tous vécurent l'élan de ces hommes, et non plus leur crainte ou leur fièvre. Soudain les reflets des fusils illuminèrent le rang autrichien, s'éclipsèrent. Un éclair se propagea qui vint découdre l'air jusque dans les oreilles du lieutenant. Et alors il ne sentit plus rien de ses appréhensions, il voulut s'élancer aussi; il eut un désir de lutte aveugle; ses yeux se brouillèrent; ses membres s'énervaient. Il injuria les Gascons sortis du rang, et Pitouët criant à tue-tête: «Vive la nation!» peut-être pour s'étourdir, car on aperçut, derrière le flot de la charge avancée, des chevaux à terre et ruant, des hommes écrasés par leurs bêtes, un dragon démonté se tenant à deux mains les tempes, et qui finit par choir tout à coup les bras étendus.
—Dragons, à vous!… Pour charger! hurla le colonel… Dragons en avant!… Maarche!
Un flot neuf se précipita, et la terre rejaillit, et le sol trembla en grondant, et les crinières des casques et les profils équestres engloutirent l'horizon, les gestes du régiment engagé, les géométries des carrés, la perspective de la ville. Une seconde fois le feu de file vint découdre l'air dans les oreilles.
—Au deuxième escadron!… Pour charger… Dragons, en avant…
Maarche…
D'autres forces bondirent, dont le tourbillon enivra les hommes. En même temps le tonnerre du canon se prolongea.
—Au premier escadron!…
—Peloton! cria Bernard aveuglé, sourd, en étreignant la chaleur de sa bête… Les hommes saisirent les rênes, dégainèrent d'un seul tintement.
—Par pelotons… Dragons en avant!… Maarche!
—Maarche! hurla Bernard.
Il ne comprit pas d'abord pourquoi, à l'opposé des autres escadrons, l'on tournait le dos aux carrés… Mais son cheval partit à la suite du troupeau fou, des crinières envolées, des croupes ruantes, parmi les jets de terre et l'odeur de poil humide. On se lança. Il ne pensa plus.
Tout se fracassait. De la mitraille creva l'air. Les sabres heurtaient les étriers; le sol sautait en morceaux.
Héricourt prétendit apercevoir les soldats. Yeux clignés sous les casques, figures mortes, corps rejetés en arrière, mains crispées aux arçons, il aperçut cela, mais pas un homme.
—Pelotons! se dirent les voix d'officiers. À droite et à gauche… déployez… Pelotons…
—Attention, cria Pied-de-Jacinthe, on va s'arrêter…
—Haalte!…
Dix secondes encore les bêtes résistèrent au mors, et puis se fixèrent en soufflant.
Alors Bernard se vit à la gauche de la ligne. Devant lui grandissaient les schapskas écarlates des chevau-légers, dominant leurs montures au galop, et dardant la flamme jaune des lances. Les voix commandèrent. Bernard répétant les ordres, tâchait de se rendre compte. Son escadron protégeait la charge des deux régiments contre l'attaque en flanc des chevau-légers. Les carabines des hommes sautèrent dans leurs mains. Les chiens craquèrent.
—Visons bien, ou tant pis pour l'omelette. Les œufs vont casser, recommanda Pied-de-Jacinthe.
De fait, deux escadrons accouraient sur le leur, et manœuvrèrent pour déborder. Il fallut se disperser en fourrageurs, afin d'étendre la ligne. Un peloton alla former soutien en arrière… «Ils perceront tout de suite,» craignit Bernard. Mal commandé, l'ennemi ralentit sa hâte, hésita, dans le but unique d'envelopper la droite de l'escadron et de courir sus à la charge. Mais on entendit la voix grêle du petit général. Son cheval blanc trottait large. Il cria. Les capitaines répétèrent son commandement, et l'escadron se trouva divisé en groupes, qui, la carabine armée, présentèrent quatre échelons successifs à franchir. Sans essuyer de feux croisés, il était impossible de s'immiscer entre eux. Alors, selon que les chevau-légers remontant la pente tentaient l'attaque de la droite, à l'ouest, ou que, la descendant, ils tentaient celle de la gauche, à l'est, le petit général conduisait les marches et les contre-marches des pelotons, en telle sorte que partout l'effort des chevau-légers rencontra la quadruple perspective d'obstacles humains. Leurs chefs n'eurent pas l'audace de charger le front. Dès qu'ils voyaient les pelotons français mettre en joue, ils changeaient de manœuvres; et ce fut une sorte de jeu d'échecs où les cavaliers des deux partis occupaient alternativement les cases sur l'étendue verte de l'emblavure.
Bernard laissa toute angoisse. Déjà les Gascons près de lui souriaient aux ordres déplaçant leur ligne, détournant leur marche, fixant leur front, doublant les files, les dédoublant, les portant à droite, à gauche, en avant, puis en arrière. Les Alsaciens s'énervaient un peu. Pitouët eut voulu connaître ce qui se passait vers la ville où roulait le tonnerre du canon et crépitait la fusillade. En arrière, des bouquets de buissons et un pli de terrain cachaient l'est. Sur les figures des Bretons, l'assurance aussi reparut. L'escarmouche devenait amusante. Il sembla que l'on fût en une prairie délicieuse, pour une parade au carrousel. Les deux partis rivalisaient de promptitude et d'adresse. Cependant les dragons constatèrent qu'ils battaient en retraite. Peu à peu ils se rapprochaient des buissons les séparant de la ville. «On recule, grognèrent les Alsaciens.» Bernard observa que les montures des chevau-légers avaient les paturons poilus. Il distingua la couleur des favoris, le dessin des plaques de cuivre sur les schapskas, les bandoulières blanches, les aiguillettes, les parements amarante, la figure vieille, d'un officier