IX
LE DEL-NORTE.
Pendant plusieurs jours nous cotoyames le Del-Norte en le descendant. Nous traversames beaucoup de villages, la plupart semblables a Santa-Fe. Nous eumes a franchir des zequias, des canaux d'irrigation, et a suivre les bordures de champs nombreux, etalant le vert clair des plantations de mais. Nous vimes des vignes et de grandes fermes (haciendas). Celles-ci paraissaient de plus en plus riches a mesure que nous nous avancions au sud de la province, vers le Rio-Abajo. Au loin, a l'est et a l'ouest, nous decouvrions de noires montagnes dont le profil ondule s'elevait vers le ciel. C'etait la double rangee des montagnes Rocheuses. De longs contre-forts se dirigeaient, de distance en distance, vers la riviere, et, en certains endroits, semblaient clore la vallee, ajoutant un charme de plus au magnifique paysage qui se deroulait devant nous a mesure que nous avancions.
Nous vimes des costumes pittoresques dans les villages et sur la route; les hommes portaient le serape a carreaux ou la couverture rayee des Navajoes; le sombrero conique a larges bords; les calzoneros de velours, avec des rangees de brillantes aiguillettes attachees a la veste par l'elegante ceinture. Nous vimes des mangas et des tilmas, et des hommes chausses de sandales comme dans les pays orientaux. Chez les femmes, nous pumes admirer le gracieux rebozo, la courte nagua et la chemisette brodee. Nous vimes encore tous les lourds et grossiers instruments de l'agriculture: la charrette grincante avec ses roues pleines; la charrue primitive avec sa fourche a trois branches, a peine ecorchant le sol; les boeufs sous le joug, actives par l'aiguillon, les houes recourbees entre les mains des cerfs-peons. Tout cela, curieux et nouveau pour nous, indiquait un pays ou les connaissances agricoles n'en etaient qu'aux premiers rudiments.
En route, nous rencontrames de nombreux atajos conduits par leurs arrieros. Les mules etaient petites, a poil ras, a jambes greles et retives. Les arrieros avaient pour montures des mustangs aux jarrets nerveux. Les selles a hauts pommeaux et a hautes dossieres, les brides en corde de crin; les figures basanees et les barbes taillees en pointe des cavaliers; les enormes eperons sonnant a chaque pas; les exclamations: Hola! mula! Malraya! vaya! nous remarquames toutes ces choses, qui etaient pour nous autant d'indices du caractere hispano-americain des populations que nous traversions. Dans toute autre circonstance, j'eusse ete vivement interesse. Mais alors tout passait devant moi comme un panorama ou comme les scenes fugitives d'un reve prolonge. C'est avec ce caractere que les impressions de ce voyage sont restees dans ma memoire. Je commencais a etre sous l'influence du delire et de la fievre. Ce n'etait qu'un commencement; neanmoins, cette disposition suffisait pour denaturer l'image des objets qui m'environnaient et leur donner un aspect etrange et fatigant. Ma blessure me faisait souffrir de nouveau; l'ardeur du soleil, la poussiere, la soif, et, par-dessus tout, le miserable gite que je trouvais dans les posadas du Nouveau-Mexique m'occasionnaient des souffrances excessives.
Le cinquieme jour, apres notre depart de Santa-Fe, nous entrames dans le sale petit pueblo de Parida. J'avais l'intention d'y passer la nuit, mais j'y trouvai si peu de chances de m'etablir un peu confortablement, que je me decidai a pousser jusqu'a Socorro. C'etait le dernier point habite du Nouveau-Mexique, et nous approchions du terrible desert: la Jornada del muerte (l'etape de la mort). Gode ne connaissait pas le pays, et a Parida je m'etais pourvu d'un guide qui nous etait indispensable. Cet homme avait offert ses services, et comme j'avais appris qu'il ne nous serait pas si facile d'en trouver un autre a Socorro, j'avais ete force de le garder. C'etait un gaillard de mauvaise mine, velu comme un ours et qui m'avait fortement deplu a premiere vue; mais je vis, en arrivant a Socorro, que j'avais ete bien informe. Impossible d'y trouver un guide a quelque prix que ce fut, tant etait grande la terreur inspiree par la Jornada et ses hotes frequents, les Apaches.
Socorro etait en pleine rumeur a propos de nouvelles incursions des Indiens. Ceux-ci avaient attaque un convoi pres du passage de Fra-Cristobal, et massacre les arrieros jusqu'au dernier. Le village etait consterne. Les habitants redoutaient une attaque, et me considererent comme atteint de folie quand je fis connaitre mon intention de traverser le desert. Je commencais a craindre qu'on ne detournat mon guide de son engagement; mais il resta inebranlable, et assura plus que jamais qu'il nous accompagnerait jusqu'au bout. Independamment de la chance de rencontrer les Apaches, j'etais en assez mauvaise position pour affronter la Jornada. Ma blessure etait devenue tres-douloureuse, et j'etais devore par la fievre. Mais la caravane avait traverse Socorro, trois jours seulement auparavant, et j'avais l'espoir de rejoindre mes anciens compagnons avant qu'ils eussent atteint El-Paso. Cela me determina a fixer mon depart au lendemain matin, et a prendre toutes les dispositions necessaires pour une course rapide.
Gode et moi nous nous eveillames avant le jour. Mon domestique sortit pour avertir le guide et seller les chevaux et les mules. Je restai dans la maison pour preparer le cafe avant de partir. J'avais pour temoin oisif de cette operation le maitre de l'auberge, qui s'etait leve et se promenait gravement dans la salle, enveloppe dans son serape. Au beau milieu de ma besogne, je fus interrompu par la voix de Gode, qui appelait du dehors:
—Mon maitre! mon maitre! le gredin s'est sauve!
—Qu'est-ce que vous dites? Qui est-ce qui s'est sauve?
—Oh! monsieur! le Mexicain avec la mule; il l'a volee et s'est sauve avec. Venez, monsieur, venez.
Rempli d'inquietude, je suivis le Canadien a l'ecurie. Mon cheval!… Dieu merci, il etait la. Une des mules manquait; c'etait celle que le guide avait montee depuis Parida.
—Peut-etre n'est-il pas encore parti, hasardai-je; il peut se faire qu'il soit encore dans la ville.
Nous cherchames de tous cotes et envoyames dans toutes les directions, mais sans succes. Nos doutes furent enfin leves par quelques hommes arrivant pour le marche; ils avaient rencontre notre homme beaucoup plus haut, le long de la riviere, menant la mule au triple galop…. Que pouvions-nous faire? Le poursuivre jusqu'a Parida? C'etait une journee de perdue. Je pensai bien, d'ailleurs, qu'il n'aurait pas ete si sot que de prendre cette direction; l'eut-il fait, c'eut ete peine perdue pour nous que de nous adresser a la justice. En consequence, je pris le parti de laisser cela jusqu'a ce que le retour de la caravane me mit a meme de retrouver le voleur et de poursuivre son chatiment devant les autorites. Mes regrets de la perte de mon mulet furent quelque peu melanges d'une sorte de reconnaissance envers le coquin qui l'avait vole, lorsque je caressai de la main le nez de mon bon cheval. Pourquoi n'avait-il pas pris Moro de preference a la mule? C'est une question que je n'ai jamais pu resoudre jusqu'a present. Je ne puis m'expliquer la preference de cette canaille qu'en l'attribuant a quelques scrupules d'un vieux reste d'honnetete, ou a la stupidite la plus complete. Je cherchai a me procurer un autre guide; je m'adressai a tous les habitants de Socorro; mais ce fut en vain. Ils ne connaissaient pas une ame qui voulut consentir a entreprendre un tel voyage.
—Los Apaches! Los Apaches!
Je m'adressai aux peons, aux mendiants de la place:
—Los Apaches!
Partout ou je me tournais, je ne recevais qu'une reponse: Los Apaches, et un petit mouvement du doigt indicateur, a la hauteur du nez, ce qui est la facon la plus expressive de dire non dans tout le Mexique.
—Il est clair, Gode, que nous ne trouverons pas de guide. Il faut affronter la Jornada sans ce secours. Qu'en dites-vous, voyageur?
—Je suis pret, mon maitre; allons!
Suivi de mon fidele compagnon, avec la seule mule de bagage qui nous restat, je pris la route du desert. Nous dormimes la nuit suivante au milieu des ruines de Valverde, et le lendemain, partis de tres-bonne heure, nous entrions dans la Jornada del Muerte.
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