Et en meme temps je tirai une cigarette de l'etui.
A peine avions-nous allume, que cet homme, se tournant de nouveau vers moi, m'adressa a brule-pourpoint cette question inattendue:
—Voulez-vous vendre votre cheval?
—Non.
—Pour un bon prix?
—A aucun prix.
—Je vous en donnerai cinq cents dollars.
—Je ne le donnerais pas pour le double.
—Je vous en donnerai le double.
—Je lui suis attache. Ce n'est pas une question d'argent.
—J'en suis desole. J'ai fait deux cents milles pour acheter ce cheval.
Je regardai mon interlocuteur avec etonnement et repetai machinalement ses derniers mots.
—Vous nous avez donc suivis depuis l'Arkansas?
—Non, je viens du Rio-Abajo.
—Du Rio-Abajo! du bas du Del-Norte?
—Oui.
—Alors, mon cher monsieur, il y a erreur. Vous croyez parler a un autre et traiter de quelque autre cheval.
—Oh! non; c'est bien du votre qu'il s'agit, un etalon noir, avec le nez roux, et a tous crins; demi-sang arabe. Il a une petite marque au-dessus de l'oeil gauche.
Ce signalement etait assurement celui de Moro, et je commencai a eprouver une sorte de crainte superstitieuse a l'endroit de mon mysterieux voisin.
—En verite, repliquai-je, c'est tout a fait cela; mais j'ai achete cet etalon, il y a plusieurs mois, a un planteur louisianais. Si vous arrivez de deux cents milles au-dessous de Rio-Grande, comment, je vous le demande, avez-vous pu avoir la moindre connaissance de moi ou de mon cheval?
—Dispensadme, caballero! je ne pretends rien de semblable. Je viens de loin au-devant de la caravane pour acheter un cheval americain. Le votre est le seul dans toute la cavalcade qui puisse me convenir, et, a ce qu'il parait, le seul que je ne puisse me procurer a prix d'argent.
—Je le regrette vivement; mais j'ai eprouve les qualites de l'animal. Nous sommes devenus amis, et il faudrait un motif bien puissant pour que je consentisse a m'en separer.
—Ah! senor, c'est un motif bien puissant qui me rend si desireux de l'acheter. Si vous saviez pourquoi, peut-etre…—Il hesita un moment. —Mais non, non, non!
Apres avoir murmure quelques paroles incoherentes au milieu desquelles je pus distinguer les mots buenas noches, caballero! l'etranger se leva en conservant les allures mysterieuses qui le caracterisaient, et me quitta. J'entendis le cliquetis de ses eperons pendant qu'il se frayait lentement un chemin a travers la foule joyeuse, et il disparut dans l'ombre.
Le siege vacant fut immediatement occupe par une manola tout en noir, dont la brillante nagua, la chemisette brodee, les fines chevilles et les petits pieds chausses de pantoufles bleues attirerent mon attention. C'etait tout ce que je pouvais apercevoir de sa personne; de temps en temps, l'eclair d'un grand oeil noir m'arrivait a travers l'ouverture du rebozo tapado (mantille fermee). Peu a peu le rebozo devint moins discret, l'ouverture s'agrandit, et il me fut permis d'admirer les contours d'une petite figure charmante et pleine de malice. L'extremite de la mantille fut adroitement rejetee par-dessus l'epaule gauche, et decouvrit un bras nu, arrondi, termine par une grappe de petits doigts charges de bijoux, et pendant nonchalamment. Je suis passablement timide; mais, a la vue de cette attrayante partenaire, je ne pus y tenir plus longtemps, et, me penchant vers elle, je lui dis dans mon meilleur espagnol:
—Voulez-vous bien, mademoiselle, m'accorder la faveur d'une valse?
La malicieuse petite manola baissa d'abord la tete en rougissant; puis, relevant les longs cils de ses yeux noirs, me regarda et me repondit avec une douce voix de canari:
—Con gusto, senor (avec plaisir, monsieur).
—Allons! m'ecriai-je, enivre de mon triomphe.
Et, saisissant la taille de ma brillante danseuse, je m'elancai dans le tourbillonnement du bal.
Nous revinmes a nos places, et, apres nous etre rafraichis avec un verre d'Albuquerque, un massepain et une cigarette, nous reprimes notre elan. Cet agreable programme fut repete a peu pres une demi-douzaine de fois; seulement, nous alternions la valse avec la polka, car ma manola dansait la polka aussi bien que si elle fut nee en Boheme. Je portais a mon petit doigt un diamant de cinquante dollars, que ma danseuse semblait trouver muy buonito. La flamme de ses yeux m'avait touche le coeur, et les fumees du champagne me montaient a la tete; je commencai a calculer le resultat que pourrait avoir la translation de ce diamant de mon petit doigt au medium de sa jolie petite main, ou sans doute il aurait produit un charmant effet. Au meme instant je m'apercus que j'etais surveille de pres par un vigoureux lepero de fort mauvaise mine, un vrai pelado qui nos suivait des yeux, et quelquefois de sa personne, dans toutes les parties de la salle. L'expression de sa sombre figure etait un melange de ferocite et de jalousie que ma danseuse remarquait fort bien, mais qu'elle me semblait assez peu soucieuse de calmer.
—Quel est cet homme? lui demandai-je tout bas, comme il venait de passer pres de nous, enveloppe dans son serape raye.
—Esta mi marido, senor (c'est mon mari, monsieur), me repondit-elle froidement.
Je renfoncai ma bague jusqu'a la paume et tins ma main serree comme un etau. Pendant ce temps, le whisky de Thaos avait produit son effet sur les danseurs. Les trappeurs et les voituriers etaient devenus bruyants et querelleurs! Les leperos qui remplissaient la salle, excites par le vin, la jalousie, leur vieille haine, et la danse, devenaient de plus en plus sombres et farouches. Les blouses de chasses frangees et les grossieres blouses brunes trouvaient faveur aupres des majas aux yeux noirs a qui le courage inspirait autant de respect que de crainte; et la crainte est souvent un motif d'amour chez ces sortes de creatures.
Quoique les caravanes alimentassent presque exclusivement le marche de Santa-Fe, et que les habitants eussent un interet evident a rester en bons termes avec les marchands, les deux races, anglo-americaine et hispano-indienne, se haissent cordialement; et cette haine se manifestait en ce moment, d'un cote par un mepris ecrasant, et de l'autre par des carajos concentres et des regards feroces respirant la vengeance.
Je continuais a babiller avec ma gentille partenaire. Nous etions assis sur la banquette ou je m'etais place en arrivant. En regardant par hasard au-dessus de moi, mes yeux s'arreterent sur un objet brillant. Il me sembla reconnaitre un couteau degaine qu'avait a la main su marido, qui se tenait debout derriere nous comme l'ombre d'un demon. Je ne fis qu'entrevoir comme un eclair ce dangereux instrument, et je pensais a me mettre en garde, lorsque quelqu'un me tira par la manche; je me retournai et me trouvai en face de mon precedent interlocuteur a la manga pourpre.
—Pardon, monsieur, me dit-il en me saluant gracieusement; je viens d'apprendre que la caravane pousse jusqu'a Chihuahua.
—Oui; nous n'avons pas acheteurs ici pour toutes nos marchandises.
—Vous y allez, naturellement?
—Certainement, il le faut.
—Reviendrez-vous par ici, senor?
—C'est tres-probable. Je n'ai pas d'autre projet pour le moment.
—Peut-etre alors pourrez-vous consentir a ceder votre cheval? Il vous sera facile d'en trouver un autre aussi bon dans la vallee du Mississipi.
—Cela n'est pas probable.
—Mais senor, si vous y etiez dispose, voulez-vous me promettre la preference?
—Oh! cela, je vous le promets de tout mon coeur.
Notre conversation fut interrompue par un