—Je lui ai fait plus de mal que si je l'avais tuee elle-meme, pensai-je; le mieux que je puisse faire pour elle, maintenant, c'est de la tuer aussi.
En vertu de ce principe d'humanite, qui devait lui etre fatal, je restai a mon poste; je rechargeai mon fusil; je visai de nouveau, et le coup partit. Quand la fumee fut dissipee, je vis la pauvre petite creature sanglante sur le gazon, la tete appuyee sur le corps de son male inanime. Je mis mon rifle sur l'epaule, et je me disposais a me porter en avant, lorsque, a ma grande surprise, je me sentis pris par les pieds. J'etais fortement retenu, comme si mes jambes eussent ete serrees dans un etau! Je fis un effort pour me degager, puis un second, plus violent, mais sans aucun succes: au troisieme, je perdis l'equilibre, et tombai a la renverse dans l'eau. A moitie suffoque, je parvins a me mettre debout, mais uniquement pour reconnaitre que j'etais retenu aussi fortement qu'auparavant. De nouveau je m'agitai pour degager mes jambes; mais je ne pouvais les ramener ni en avant, ni en arriere, ni a droite, ni a gauche; de plus, je m'apercus que j'enfoncais peu a peu. Alors l'effrayante verite se fit jour dans mon esprit: j'etais pris dans un sable mouvant!
Un sentiment d'epouvante passa dans tout mon etre. Je renouvelai mes efforts avec toute l'energie du desespoir. Je me penchais d'un cote, puis de l'autre, tirant a me deboiter les genoux. Mes pieds etaient toujours emprisonnes; impossible de les bouger d'un pouce. Le sable elastique s'etait moule autour de mes bottes de peau de cheval, et collait le cuir au-dessus des chevilles, de telle sorte que je ne pouvais en degager mes jambes, et je sentais que j'enfoncais de plus en plus, peu a peu, mais irresistiblement, et d'un mouvement continu, comme si quelque monstre souterrain m'eut tout doucement tire a lui! Je frissonnai d'horreur, et je me mis a crier au secours! Mais qui pouvait m'entendre! il n'y avait personne dans un rayon de plusieurs milles, pas un etre vivant.
Si pourtant: le hennissement de mon cheval me repondit du haut de la colline, semblant se railler de mon desespoir. Je me penchai en avant autant que ma position me le permettait, et, de mes doigts convulsifs, je commencai a creuser le sable. A peine pouvais-je en atteindre la surface, et le leger sillon que je tracais etait aussitot comble que forme. Une idee me vint. Mon fusil mis en travers pourrait me supporter. Je le cherchai autour de moi. On ne le voyait plus. Il etait enfonce dans le sable. Pouvais-je me coucher par terre pour eviter d'enfoncer davantage? Non il y avait deux pieds d'eau; je me serais noye. Ce dernier espoir m'echappa aussitot qu'il m'apparut. Je ne voyais plus aucun moyen de salut. J'etais incapable de faire un effort de plus. Une etrange stupeur s'emparait de moi. Ma pensee se paralysait. Je me sentais devenir fou. Pendant un moment, ma raison fut completement egaree.
Apres un court intervalle, je recouvrai mes sens. Je fis un effort pour secouer la paralysie de mon esprit, afin du moins d'aborder comme un homme doit le faire, la mort, que je sentais inevitable. Je me dressai tout debout. Mes yeux atteignaient jusqu'au niveau de la prairie, et s'arreterent sur les victimes encore saignantes de ma cruaute. Le coeur me battit a cette vue. Ce qui m'arrivait etait-il une punition de Dieu? Avec un humble sentiment de repentir, je tournai mon visage vers le ciel, redoutant presque d'apercevoir quelque signe de la colere celeste…. Le soleil brillait du meme eclat qu'auparavant, et pas un nuage ne tachait la voute azuree. Je demeurai les yeux leves au ciel, et priai avec une ferveur que connaissent ceux-la seulement qui se sont trouves dans des situations perilleuses analogues a celle ou j'etais.
Comme je continuais a regarder en l'air, quelque chose attira mon attention. Je distinguai sur le fond bleu du ciel la silhouette d'un grand oiseau. Je reconnus bientot l'immonde oiseau des plaines, le vautour noir. D'ou venait-il? Qui pouvait le savoir? A une distance infranchissable pour le regard de l'homme, il avait apercu ou senti les cadavres des antilopes, et maintenant sur ses larges ailes silencieuses il descendait vers le festin de la mort. Bientot un autre, puis encore un, puis une foule d'autres se detacherent sur les champs azures de la voute celeste, et, decrivant de larges courbes, s'abaisserent silencieusement vers la terre. Les premiers arrives se poserent sur le bord de la rive, et apres avoir jete un coup d'oeil autour d'eux, se dirigerent vers leurs proies. Quelques secondes apres, la prairie etait noire de ces oiseaux immondes qui grimpaient sur les cadavres des antilopes, et battaient de l'aile en enfoncant leurs becs fetides dans les yeux de leurs proies. Puis vinrent les loups decharnes, affames, sortant des fourres de cactus et rampant, comme des laches, a travers les sinuosites de la prairie. Un combat s'ensuivit, dans lequel les vautours furent mis en fuite, puis les loups se jeterent sur la proie et se la disputerent, grondant les uns contre les autres, et s'entre-dechirant.
—Grace a Dieu! pensai-je, je n'aurai pas du moins a craindre d'etre ainsi mis en pieces!
Je fus bientot delivre de cet affreux spectacle. Mes yeux n'arrivaient plus au niveau de la berge. Le vert tapis de la prairie avait eu mon dernier regard. Je ne pouvais plus voir maintenant que les murs de terre qui encaissaient le ruisseau, et l'eau qui coulait insouciante autour de moi. Une fois encore je levai les yeux au ciel, et avec un coeur plein de prieres, je m'efforcai de me resigner a mon destin. En depit de mes efforts pour etre calme, les souvenirs des plaisirs terrestres, des amis, du logis, vinrent m'assaillir et provoquerent par intervalles de violents paroxysmes pendant lesquels je m'epuisais en efforts reiteres, mais toujours impuissants. J'entendis de nouveau le hennissement de mon cheval. Une idee soudaine frappa mon esprit, et me rendit un nouvel espoir: peut-etre mon cheval…. Je ne perdis pas un moment. J'elevai ma voix jusqu'a ses cordes les plus hautes, et appelai l'animal par son nom. Je l'avais attache, mais legerement. Les branches de cactus pouvaient se rompre. J'appelai encore, repetant les mots auxquels il etait habitue. Pendant un moment tout fut silence, puis j'entendis les sons precipites de ses sabots, indiquant que l'animal faisait des efforts pour se degager; ensuite je pus reconnaitre le bruit cadence d'un galop regulier et mesure. Les sons devenaient plus proches encore et plus distincts, jusqu'a ce que l'excellente bete se montrat sur la rive au-dessus de moi. La, Moro s'arreta, secouant la tete, et poussa un bruyant hennissement. Il paraissait etonne, et regardait de tous cotes, renaclant avec force. Je savais qu'une fois qu'il m'aurait apercu, il ne s'arreterait pas jusqu'a ce qu'il eut pu frotter son nez contre ma joue, car c'etait sa coutume habituelle. Je tendis mes mains vers lui et repetai encore les mots magiques. Alors, regardant en bas, il m'apercut, et, s'elancant aussitot, il sauta dans le canal. Un instant apres, je le tenais par la bride.
Il n'y avait pas de temps a perdre; l'eau m'atteignait presque jusqu'aux aisselles. Je saisis la longe, et, la passant sous la sangle de la selle, je la nouai fortement, puis je m'entourai le corps avec l'autre bout. J'avais laisse assez de corde entre moi et la sangle pour pouvoir exciter et guider le cheval dans le cas ou il faudrait un grand effort pour me tirer d'ou j'etais. Pendant tous ces preparatifs, l'animal muet semblait comprendre ce que je faisais. Il connaissait aussi la nature du terrain sur lequel il se trouvait, car, durant toute l'operation, il levait ses pieds l'un apres l'autre pour eviter d'etre pris. Mes dispositions furent enfin terminees, et avec un sentiment d'anxiete terrible, je donnai a mon cheval le signal de partir. Au lieu de s'elancer, l'intelligent animal s'eloigna doucement comme s'il avait compris ma situation. La longe se tendit, je sentis que mon corps se deplacait, et, un instant apres, j'eprouvai une de ces jouissances profondes impossibles a decrire, en me trouvant degage de mon tombeau de sable. Un cri de joie s'echappa de ma poitrine. Je m'elancai vers mon cheval, je lui jetai mes deux bras autour du cou; je l'embrassai avec autant de delices que s'il eut ete une charmante jeune fille. Il repondit a mes embrassements par un petit cri plaintif qui me prouva qu'il m'avait compris. Je me mis en quete de mon rifle. Heureusement qu'il n'etait pas tres-enfonce, et je pus le ravoir. Mes bottes etaient restees dans le sable; mais je ne m'arretai point a les chercher. La place ou je les avais perdues m'inspirait un sentiment de profonde terreur.
Sans plus attendre, je quittai les bords de l'arroyo, et, montant a cheval je me dirigeai au galop vers la route. Le soleil etait couche quand j'arrivai au camp, ou je fus accueilli