Loreley tourna le visage vers le hublot, regarda en bas, mais n'arriva pas à apercevoir la terre sous elle.
Il restait encore pas mal de temps avant l'arrivée à l'aéroport JFK, où Davide l'attendrait: il tenait toujours ses promesses. Sur cette pensée et un sourire aux lèvres, elle sombra dans un long et profond sommeil.
Elle fut réveillée par la voix du steward qui informait de l'atterrissage imminent et invitait les passagers à attacher leur ceinture de sécurité. Elle avait vraiment beaucoup dormi! Malgré tout ce qu'elle avait vécu, elle se sentait étrangement sereine en ce moment.
Ses pieds touchèrent le sol américain avec beaucoup de soulagement. Elle supportait difficilement de rester enfermée dans une boîte en métal durant autant de temps: sur ce point, elle ressemblait à John.
Hors de l'aéroport, le choc thermique l'obligea à s'arrêter pour fermer le col de son manteau sur son écharpe et mettre son chapeau. Elle leva les yeux vers le vrombissement de moteur d'un avion: le ciel était bleu foncé, légèrement strié d'orange, preuve que le soleil venait juste de se coucher. Les lumières de l'avion disparurent dans un nuage sombre.
Quelques personnes marchaient rapidement pour s'accaparer les taxis en file le long de la marquise, tandis que d'autres regardaient autour d'eux à la recherche de quelque chose ou quelqu'un. Un peu comme elle qui cherchait son ami Davide, du reste.
Elle le vit sur le trottoir en face. Dès que leurs regards se croisèrent, il sourit et traversa la rue pour venir à sa rencontre, de ses longues jambes arquées qui la faisaient tellement sourire à chaque fois qu'elle s'arrêtait pour les regarder. Elle leva la main pour le saluer, heureuse de l'avoir pour ami. À vrai dire, à l'époque de l'université, quand ils s'amusaient ensemble, elle l'aurait choisi comme futur mari s'il n'y avait pas eu un petit détail: il avait finalement compris qu'il était plus attiré par les hommes.
Rentrer dans une maison vide n'est jamais agréable, mais pour Loreley ce fut comme recevoir un coup de poing à l'estomac. Non seulement John n'était pas là, comme elle s'en doutait, mais il avait emporté la majeure partie de ses affaires.
Le dressing avait été à moitié vidé: il n'avait laissé que ses tenues d'été. Il n'y avait plus rien à lui dans le meuble de la salle de bain, à part un rasoir jetable usagé désormais inutilisable. Elle contrôla tout l'appartement de fond en comble, ouvrit les fenêtres pour aérer bien qu'il fasse un froid de canard à l'extérieur. Elle chercha d'autres indices qui pourraient suggérer les actes de John en son absence, mais il y avait bien peu à comprendre: il ne reviendrait que pour prendre le reste de ses affaires.
Elle vida son trolley, mit les vêtements sales à la lessive et prit une douche sans toucher ses cheveux, pour éviter de mouiller le pansement. Elle avait encore trois jours devant elle avant d'aller voir le médecin pour faire enlever les points. Elle jeta un oeil à son genou et constata que le gonflement avait diminué et que l'asymétrie entre le droit et le gauche était à peine visible. La douleur se faisait sentir si elle appuyait le doigt sur la rotule, sinon elle ne percevait qu'une sensation de chaleur et d'engourdissement de la peau.
Au lieu de se rhabiller, elle enfila une robe de chambre en épais satin rouge foncé et se jeta sur le canapé pour se reposer.
Tout semblait inchangé dans le séjour: la petite table ronde de bois blanc, avec dessus un plateau couvert de bougies parfumées de formes variées; la vitrine pleine de verres en cristal et d'assiettes d'époque victorienne; les étagères avec leurs livres et bibelots, achetés sur divers marchés d'antiquités; un miroir au contour en bois décoré par découpage; la cheminée en briques aux parois de verre et le meuble-bar avec ses hauts tabourets.
Chaque chose était parfaite et à sa place habituelle.
Mais elle commençait à ressentir un vague malaise, un sentiment de non-appartenance. Elle avait loué ce loft avec John et, sans lui pour le remplir de sa présence, elle ne le considérait plus comme le sien. Ils se partageaient la moitié des charges, mais elle devrait maintenant tout payer et elle n'était pas certaine de pouvoir se le permettre sans entamer le fonds fiduciaire que son père lui avait donné quand elle avait quitté la maison quelques années plus tôt.
Elle s'était promise de ne pas prendre un seul dollar de ce compte: elle voulait s'en sortir seule. Mais pour en être sûre, elle devait quitter cet appartement et en prendre un plus petit, dans une zone moins coûteuse. Avant de s'adresser à une agence cependant, elle devait s'assurer du tour qu'avait pris sa relation avec John: elle voulait lui laisser le temps de réfléchir et de revenir en arrière, pour ne pas regretter un jour de ne pas avoir essayé; et pour donner à son enfant ce qui lui revenait de droit: une famille et l'amour de ses deux parents.
Un gargouillement lui suggéra de manger quelque chose, mais son état émotionnel ne lui donnait pas envie de cuisiner. Mira aurait pu lui préparer quelque chose de bon, si elle avait été à la maison. Elle lui avait donné un autre jour de congé pour pouvoir prendre le temps de réfléchir à ce qu'il fallait faire, car elle ne savait pas ce qu'elle trouverait à son retour à la maison.
Cela la désolerait énormément si elle était un jour obligée de lui dire qu'elle devait se trouver un autre emploi. Elle s'était attachée à cette femme si travailleuse, aux mille ressources; elle lui faisait confiance et la renvoyer serait une grande perte. Mira aussi semblait s'être liée à elle: elle lui disait souvent qu'elle n'avait jamais été aussi bien traitée que dans cette maison et qu'elle ne voudrait jamais la quitter. Pauvre Mira!
Elle toucha son ventre. Rit d'un rire aigu, décalé, nerveux, jusqu'à ce que ce rire se transforme en pleurs, qui libérèrent la tension de ces derniers jours, la jetant dans un étourdissement mental.
Le bip aigu de son téléphone lui rappela qu'elle devait le charger. Elle se leva avec des mouvements lents, le prit et le brancha sur la prise de courant; puis tenta de s'endormir, en vain.
Elle décida alors d'appeler Hans; elle avait besoin d'entendre une voix familière. Cela lui arrivait chaque fois qu'elle avait le moral en berne, à la différence de John, qui se refermait comme une huître.
John… Toujours lui dans sa tête!
Elle composa le numéro avec des gestes nerveux.
«Loreley, comment tu vas? Tu t'es amusée à Paris? lui demanda son frère.
–Bien sûr que je me suis amusée… Elle dérapa sur la dernière syllabe et s'éclaircit la voix.
–Tu es sûre que tout va bien?
–Je viens de me réveiller et je me sens encore un peu dans les vapes. Comment vous allez Ester et toi?
–Bien. Je suis encore au bureau et elle est chez maman.
–À propos d'Ester: tu sais, j'ai rencontré une personne à Paris.» Elle hésita: était-ce important de lui dire? Peut-être pas, mais pourquoi ne pas le faire? «Tu vois, cette personne que j'ai rencontrée, je l'ai pris pour Jack au premier coup d'oeil, le frère d'Ester.
Le silence se fit à l'autre bout de la ligne.
–Hans, tu es là?
–Je t'ai entendue.
–Excuse-moi, fais comme si je ne t'avais rien dit.
–Oublie les excuses et dis-moi plutôt: qui est ce type?
–Je l'ai rencontré quand j'ai fini à l'hôpital et… Elle s'arrêta. Merde! Elle ne voulait pas lui parler de la chute.
–Mais qu'est-ce que tu racontes? Qu'est-ce qu'il s'est passé?
–Rien de grave. Je vais bien, vraiment! Elle déplaça une mèche de cheveux derrière son oreille pour mieux entendre.
–Dis-moi la vérité! insista Hans d'une voix brusque.
Quand il prenait ce ton, cela signifiait qu'il ne lâcherait rien tant qu'il n'aurait pas reçu de réponse