Elle avait donc peur que tout cela s’arrête un jour – cette vie, cette amitié, cette intimité. Elle n’aurait plus que l’enfer de Twickenham. Depuis qu’elle avait mis Dennis à la porte, elle avait peur de ne plus avoir d’amis. Elle était trop difficile à vivre, se dit-elle. Trop âgée pour changer. Elle avait peur qu’à un moment donné, la vie de famille qu’elle voyait autour d’elle – ses clients, sa famille, ses amis – lui échappe pour toujours. Elle disait à tout le monde qu’elle était anticonformiste, qu’elle ne voulait pas s’attacher, trop occupée à s’amuser… mais les mots devenaient éphémères dans sa bouche dès qu’elle les avait prononcés.
Elle avait réalisé depuis longtemps qu’elle avait peur de s’engager dans un seul courant de pensées, dans un seul mode de vie… mais qu’elle avait également peur de la solitude qui pourrait en résulter.
Alors sa solution était de plaire. De s’assurer que les gens l’aimaient et voulaient sa compagnie, son amitié. Elle travaillerait pour eux pour de l’argent, mais elle cèderait également à leurs caprices. Elle se rendrait irremplaçable. Elle serait honnête, tant que l’honnêteté ne blessait pas, et directe tant qu’aucune critique ne s’y impliquait. Elle marchait sur une corde raide pour qu’on la considère comme utile et attentionnée, et en même temps capable de dire les choses sans mâcher les mots.
- Alors, tu viens ? dit Mai. Je veux voir s’ils vont récupérer l’enfant.
- C’est Hollywood, bien sûr qu’ils vont le récupérer. Et les méchants auront ce qu’ils méritent.
- Contrairement à la vie réelle, dit Mai aigrement.
Maintes fois, Billie se demanda ce qui motivait Mai. Parfois, elle se comportait comme une enfant trop maîtrisée, désireuse de sortir des contraintes d’être Mai Rose. A d’autres moments, elle avait l’air d’être passive et vigilante, comme si c’était plus amusant de voir les autres s’engager dans la vie, et éventuellement échouer, que de prendre elle-même le risque.
Peut-être que ce concours permettrait de mettre au clair sa vraie personnalité.
CHAPITRE CINQ
Le trajet du taxi jusqu’au club où The Gastric Band devait jouer, semblait interminable, comme un voyage dans un rêve où on n’arrive jamais à destination, bien qu’elle soit toujours visible.
Le taxi Addison Lee les avait récupérées en premier, puis prit l’itinéraire pour prendre Stephan à l’extérieur de son appartement avant d’entamer la longue traversée du nord de Londres, en passant par Kentish Town et Hampstead et roulant sinistrement au-delà de Golden Green. Voici les dragons, pensa Mai, lorsque le taxi fonça. Une actrice prometteuse abandonnée dans la nature sauvage de Londres. Il a été rapporté qu’aucune vie humaine n’était en vue…
- Il faut avouer qu’ils ont du courage, dit Stephan. Faire tout ce trajet juste pour jouer quelques morceaux.
- Je ne crois pas que le groupe d’Alfie sache ce qu’est une mélodie. Sais-tu que le punk n’a jamais disparu ? Il est tout simplement entré dans un coma et de temps en temps, il est ranimé.
Stephan la fixa.
- Est-ce que l’homme de tes rêves sait que tu as une aussi grande estime pour la carrière qu’il a choisie ?
Mai ne dit rien et continua à regarder par la fenêtre. Elle avait parlé brièvement à Alfie ce matin pour lui demander le nom l’endroit. A nouveau, elle sentit de la tension dans sa voix. Elle voulait bien mettre ça sur le compte des nerfs – après tout, c’était leur premier concert comme nouveau groupe – mais il n’avait pas à être pour autant aussi méchant. Elle savait que cela avait déteint sur sa répétition de cet après-midi, cependant Pedro eut l’air sensible à son humeur et ne l’avait pas poussée à bout. Elle se demandait si ses autres amis l’approchaient prudemment lorsqu’elle était de mauvaise humeur. Etait-elle instable ? Faisait-elle peur aux gens ? Elle avait assez lu des biographies du showbiz pour prendre conscience des dangers de l’estime de soi et de la vanité, et la dernière chose qu’elle voulait était de repousser les gens. Ou de leur faire peur.
- A quoi penses-tu ? demanda Stefan.
- Que j’aurais dû être chez moi à apprendre des lignes et à me reposer, et non rester debout dans une salle remplie de sueur pour me faire défoncer les tympans.
- Les choses qu’on fait par amour.
Il sentit ses sourcils s’élever d’un cran, même si elle était de dos.
- Bien sûr. C’est exactement ça.
Reconnue, elle fut emmenée en coulisses. Elle longea quelques couloirs sombres en passant devant des machinistes portant des guitares et des rouleaux de ruban adhésif qui marchaient à grands pas, comme s’ils faisaient partie de la bande. L’air sentait l’électricité à haute tension passant dans les câbles isolés.
Alfie, Joe et les autres deux membres de la bande étaient assis sur des fauteuils déchirés dans une loge qui n’avait jamais connu de jours meilleurs. Joe était mince et, selon Mai, avait pris pour modèle le gars de Franz Ferdinand – tous les angles et les cheveux courts. Les deux autres étaient des blaireaux-techno et passaient la plupart de leur temps à parler de leurs équipements. L’un portait des lunettes et l’autre non – c’était la seule manière pour que Mai les différencie dans sa tête.
Alfie se leva et enlaça Mai, puis donna un coup de poing à Stefan. Ses joues étaient bien rasées pour la première fois depuis des mois et il avait laissé ses cheveux couleur sable pousser depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. Il était mince mais fort, tel un prisonnier ayant fait beaucoup d’exercices mais qui n’avait pas bien mangé. Ce qui était probablement proche de la vérité, pensa-t-elle. Elle ressentit un petit frisson au cœur lorsqu’il l’enlaça.
- Comment c’est dehors ? demanda-t-il. Y a-t-il des personnes qui ont pris la peine de venir ?
- Ça grouille, dit Mai, ça bouillonne. Ça sue d’excitation.
- Merci d’être venue, dit Joe. Quelqu’un de l’émission avec toi ?
- Désolée. Je n’ai parlé à personne depuis deux mois.
Joe hocha la tête faisant mine qu’il avait compris. Mai se demanda s’il faisait partie de ces personnes qui la voyaient comme une célébrité de télé et qui voulait profiter d’une partie de la gloire. Elle avait rencontré des gens qui ne faisaient rien d’autre que de poser des questions sur Amberside Terrace et ses résidents, comme s’il s’agissait d’une vraie rue qui existait dans la réalité.
- Le son est pourri, dit Alfie. Le mec de la distribution n’a pas arrêté de s’excuser depuis quatre heures de l’après-midi. Il y a aussi de la merde avec les billets.