- Tu es encore là ? demanda-t-il d’une voix plus dure.
Elle revint au présent, ressentit un froid sur sa joue dû au contact de l’écran en verre de son téléphone contre son oreille.
- Je réfléchissais, dit-elle. Je vais essayer de passer demain. J’amènerai peut-être Stefan. Il peut prétendre être mon petit copain, te laissant le champ libre avec les fans de seize ans.
- C’est ceux qui ont la vingtaine qui me causent le plus de problèmes. Elles peuvent riposter.
Mai sourit à nouveau au téléphone.
- T’en fais pas pour la pièce, dit Alfie la voix un peu plus douce. Tu es bonne, tu le sais. Laisse Pedro être un con. Qu’est-ce qu’il va faire – te renvoyer ? Je ne crois pas.
- Il l’a déjà fait avant, apparemment. Aucun respect pour les réputations.
- Alors il aura à affronter ma colère de batteur.
- Un spectacle à ne pas manquer !
- C’est le bruit que je fais qui les effraie, en vrai.
Pedro était passé au deuxième acte, où le grand symbole de la pièce faisait son apparition – un oiseau abattu à mort par l’un des personnages et offert au personnage joué par Mai. En lieu du vrai accessoire, Pedro avait apporté un singe empaillé, qui avait fait mourir tout le monde de rires quand ils étudièrent son symbolisme potentiel dans la pièce. Il se laissa entrainer par les rires pendant un moment, mais très vite il en eut marre et se mit à leur crier dessus.
Vers l’heure du déjeuner, ils continuèrent l’acte dans une série de scènes réticentes. Plusieurs personnages avaient de long discours, obligeant Pedro à leur donner ses propres lignes de lecture, et les acteurs non impliqués soupiraient de soulagement et se repliaient dans les chaises bordant les murs. Mai se demandait quand cela irait mieux.
À la pause-déjeuner, elle aperçut une veste sport beige familière au fond du couloir. Eric était entré sans faire de bruit et, elle réalisa, qu’il était probablement ici depuis environ une demi-heure, pour avoir une idée comment ça allait.
Elle lui fit signe des yeux pour qu’il la rejoigne à l’extérieur, puis elle récupéra sa boîte-déjeuner et se dirigea vers la porte de sortie de secours à proximité d’une pile de tréteaux.
Elle s’assit à côté de lui sur le mur de l’aire de jeux de l’école et redevint soudain une écolière à Northampton, généralement isolée des autres filles de son âge les regardant parler des garçons et de musique. Elles mourraient probablement de se retrouver à sa place aujourd’hui – sachant qu’elle avait un petit copain faisant partie d’une bande.
- Maman t’a appelé, alors.
Des fourgonnettes blanches remplies de constructeurs, de décorateurs et d’électriciens vrombirent sur la route. Eric attendit que ce soit calme.
- Tu ne penses pas que je dois prendre de tes nouvelles de temps en temps ? Voir si tu vas bien ? Tu as si peu confiance en moi, ma petite.
Elle lui offrit un sandwich qu’il refusa. Comme d’habitude, il avait besoin de se couper les cheveux et se raser ne serait pas trop lui en demander non plus. Quand elle se sentait généreuse, elle aimait à penser qu’il était trop occupé à prendre soin de ses clients pour avoir le temps de prendre soin de sa personne. Lorsqu’elle était déprimée, elle pensait qu’il n’était qu’un souillon.
- Ça t’arrive de cirer ces chaussures ? Elles ont l’air d’être exactement dans le même état que le jour où on est tous allés à cette ferme à Amberside. Tu te rappelles ?
Eric haussa les épaules. Il ne se sentait jamais assez embarrassé pour changer son apparence.
- Il semblerait que tu as pris une autre décision sans me consulter, dit-il. Je ne crois pas que l’état de mes chaussures soit aussi important que la nature précaire de notre relation professionnelle.
Mai renifla dans son sandwich. À chaque fois qu’Eric se lançait dans une discussion délicate, son langage devenait un labyrinthe, comme pour éviter que le vrai message passe par l’utilisation judicieuse de syllabes.
- Une amie hier m’a rappelé que tu étais mon agent, pas mon patron, dit-elle.
- C’est vrai, c’est vrai, et je donnerai une raclé à quiconque dirait le contraire. Mais il y a des choses qu’on doit considérer stratégiquement. Après tout, ta carrière n’est pas la même chose que de prendre rendez-vous chez le coiffeur. C’est un engagement à long-terme, et chaque décision, chaque tournant dans le dit ‘engagement’ doit être pris en considération à partir des différents angles.
- Comme un diamant.
- Si tu veux, oui. Comme un diamant.
- Ou un quartz.
- Tu ne peux pas dire le contraire, Mai.
Il fit une pause et regarda une femme noire mince traverser le portail de l’école en marmonnant.
- Je suis ici pour veiller sur tes intérêts. Tu te rappelles quand ta mère m’a mis en contact avec toi, il y a deux ans ? On avait signé un contrat. Et dans ce contrat, j’avais mentionné que je travaillerai toujours pour maximiser à la fois ton apport et ton statut professionnel. C’est de ça qu’il s’agit. Tu peux te moquer de moi comme tu veux, et je suis même prêt à y participer de temps en temps, mais lorsqu’il s’agit de prendre une grande décision comme celle-ci, j’aimerai tout simplement avoir un peu de respect. Tu n’as pas le droit de prendre les choses en main et décider te lancer dans un rôle sans me prévenir.
- Eric, regarde-moi. Je suis grande, maintenant. J’avais à peine dix-huit ans quand j’ai signé ce contrat et j’avais besoin de toute l’aide que tu pouvais me donner. Et je t’en remercie. Et merci de m’avoir fait participer à cette pièce et m’avoir eu le rôle dans Tornado, qui je suis sûre battra tous les records de box-office et gagnera dix oscars. Mais en ce qui concerna le rôle de Deannah, lâche-moi putain, d’accord ? C’est une chose que je veux faire. Je veux ce rôle parce que je pense que ça sera bien pour moi, et parce que je pense que le livre est populaire et je sais que je peux le faire. J’ai lu le livre et je connais cette fille. Si j’ai le rôle, j’y serai bonne. Et avec un peu de chance, le film sera bon pour ma carrière.
Il y eut une pause. Puis Eric se redressa de toute sa hauteur.
- Donc, tu te dispenses de mes services.
- Non, pour l’amour du ciel !
- C’est l’impression que j’ai, en tout cas.
- Tu commences à être mélodramatique. C’est mon travail, à l’intérieur de cette putain de salle glaciale. Ce que je veux dire est que notre boulot maintenant soit de faire en sorte que j’obtienne le rôle de Deannah. On complote et on planifie et je bats à nouveau cette blonde d’Helena Cross.
Eric leva brusquement la tête.
- Qu’est-ce qu’elle a à faire dans tout ça ? Qui est-ce qui l’a mêlée à tout ça ?
Mai finit son sandwich et roula la feuille d’aluminium en boule qu’elle mit dans sa boîte-déjeuner.
- C’est elle qui l’a fait. Elle veut le rôle, uniquement pour me battre. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. J’ai eu deux ans d’Amberside, et elle, elle a passé deux ans à choisir des numéros de loterie à la télévision et à suivre des cours de danse avec des députés. Ça aurait pu être moi.
- Peu probable. Au moins, toi, tu as du talent.
- Merci, c’est gentil de l’avoir remarqué. Est-ce qu’on peut reprendre ?
Elle