Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. Constantin-François Volney. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Constantin-François Volney
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Философия
Год издания: 0
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«Pourquoi fatiguer nos bras à produire des jouissances qui se trouvent dans les mains des faibles? Unissons-nous, et dépouillons-les; ils fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peine.» Et les forts s'étant associés pour l'oppression, les faibles pour la résistance, les hommes se tourmentèrent réciproquement; et il s'établit sur la terre une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions, se produisant sous mille formes nouvelles, n'ont cessé de former un enchaînement successif de calamités.

      Ainsi, ce même amour de soi qui, modéré et prudent, était un principe de bonheur et de perfection, devenu aveugle et désordonné, se transforma en un poison corrupteur; et la cupidité, fille et compagne de l'ignorance, s'est rendue la cause de tous les maux qui ont désolé la terre.

      Oui, l'ignorance et la cupidité! voilà la double source de tous les tourments de la vie de l'homme! C'est par elles que, se faisant de fausses idées de bonheur, il a méconnu ou enfreint les lois de la nature, dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, nuisant à son existence, il a violé la morale individuelle; c'est par elles que, fermant son cœur à la compassion et son esprit à l'équité, il a vexé, affligé son semblable, et violé la morale sociale. Par l'ignorance et la cupidité, l'homme s'est armé contre l'homme, la famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage: par l'ignorance et la cupidité, une guerre secrète, fermentant au sein de chaque État, a divisé le citoyen du citoyen; et une même société s'est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves: par elles, tantôt insolents et audacieux, les chefs d'une nation ont tiré ses fers de son propre sein, et l'avidité mercenaire a fondé le despotisme politique; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège; et la cupidité crédule a fondé le despotisme religieux: par elles enfin se sont dénaturées les idées du bien et du mal, du juste et de l'injuste, du vice et de la vertu; et les nations se sont égarées dans un labyrinthe d'erreurs et de calamités.... La cupidité de l'homme et son ignorance!… voilà les génies malfaisants qui ont perdu la terre! voilà les décrets du sort qui ont renversé les empires! voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis glorieux, et converti la splendeur d'une ville populeuse en une solitude de deuil et de ruines!… Mais puisque ce fut du sein de l'homme que sortirent tous les maux qui l'ont déchiré, ce fut aussi là qu'il en dut trouver les remèdes, et c'est là qu'il faut les chercher.

      CHAPITRE IX.

      Origine des gouvernements et des lois

      En effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu'ils se causaient réciproquement, soupirèrent après la paix; et, réfléchissant sur les causes de leurs infortunes, ils se dirent: «Nous nous nuisons mutuellement par nos passions, et pour vouloir chacun tout envahir, il résulte que nul ne possède; ce que l'un ravit aujourd'hui, on le lui enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. Établissons-nous des arbitres, qui jugent nos prétentions et pacifient nos discordes. Quand le fort s'élèvera contre le faible, l'arbitre le réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence; et la vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature.»

      Et, au sein des sociétés, il se forma des conventions, tantôt expresses et tantôt tacites, qui devinrent la règle des actions des particuliers, la mesure de leurs droits, la loi de leurs rapports réciproques; et quelques hommes furent préposés pour les faire observer, et le peuple leur confia la balance pour peser les droits, et l'épée pour punir les transgressions.

      Alors s'établit entre les individus un heureux équilibre de forces et d'action, qui fit la sûreté commune. Le nom de l'équité et de la justice fut reconnu et révéré sur la terre; chaque homme pouvant jouir en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvements de son ame; et l'activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par l'espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l'art et de la nature; les champs se couvrirent de moissons, les vallons de troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l'homme fut heureux et puissant sur la terre.

      Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le répara; et cette sagesse en lui fut encore l'effet des lois de la nature dans l'organisation de son être. Ce fut pour assurer ses jouissances qu'il respecta celles d'autrui; et la cupidité trouva son correctif dans l'amour éclairé de soi-même.

      Ainsi l'amour de soi, mobile éternel de tout individu, est devenu la base nécessaire de toute association; et c'est de l'observation de cette loi naturelle qu'a dépendu le sort de toutes les nations. Les lois factices et conventionnelles ont-elles tendu vers son but et rempli ses indications, chaque homme, mû d'un instinct puissant, a déployé toutes les facultés de son être; et de la multitude des félicités particulières s'est composée la félicité publique. Ces lois, au contraire, ont-elles gêné l'essor de l'homme vers son bonheur, son cœur, privé de ses vrais mobiles, a langui dans l'inaction, et l'accablement des individus a fait la faiblesse publique.

      Or, comme l'amour de soi, impétueux et imprévoyant, porte sans cesse l'homme contre son semblable, et tend par conséquent à dissoudre la société, l'art des lois et la vertu de leurs agents ont été de tempérer le conflit des cupidités, de maintenir l'équilibre entre les forces, d'assurer à chacun son bien-être, afin que, dans le choc de société à société, tous les membres portassent un même intérêt à la conservation et à la défense de la chose publique.

      La splendeur et la prospérité des empires ont donc eu à l'intérieur, pour cause efficace, l'équité des gouvernements et des lois; et leur puissance respective a eu pour mesure, à l'extérieur, le nombre des intéressés, et le degré d'intérêt à la chose publique.

      D'autre part, la multiplication des hommes, en compliquant leurs rapports, ayant rendu la démarcation de leurs droits difficile; le jeu perpétuel des passions ayant suscité des incidents non prévus; les conventions ayant été vicieuses, insuffisantes ou nulles; enfin les auteurs des lois en ayant tantôt méconnu et tantôt dissimulé le but; et leurs ministres, au lieu de contenir la cupidité d'autrui, s'étant livrés à la leur propre; toutes ces causes ont jeté dans les sociétés le trouble et le désordre; et le vice des lois et l'injustice des gouvernements, dérivés de la cupidité et de l'ignorance, sont devenus les mobiles des malheurs des peuples et de la subversion des États.

      CHAPITRE X.

      Causes générales de la prospérité des anciens états

      Ô jeune homme qui demande la sagesse, voilà quelles ont été les causes des révolutions de ces anciens États dont tu contemples les ruines! Sur quelque lieu que s'arrête ma vue, à quelque temps que se porte ma pensée, partout s'offrent à mon esprit les mêmes principes d'accroissement ou de destruction, d'élévation ou de décadence. Partout, si un peuple est puissant, si un empire prospère, c'est que les lois de convention y sont conformes aux lois de la nature; c'est que le gouvernement y procure aux hommes l'usage respectivement libre de leurs facultés, la sûreté égale de leurs personnes et de leurs propriétés. Si, au contraire, un empire tombe en ruines ou se dissout, c'est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le gouvernement corrompu les enfreint. Et si les lois et les gouvernements, d'abord sages et justes, ensuite se dépravent, c'est que l'alternative du bien et du mal tient à la nature du cœur de l'homme, à la succession de ses penchants, au progrès de ses connaissances, à la combinaison des circonstances et des événements, comme le prouve l'histoire de l'espèce.

      Dans l'enfance des nations, quand les hommes vivaient encore dans les forêts, soumis tous aux mêmes besoins,