«—Oui; me dit-il, ce sont des mers et des continents, ceux-là mêmes de l'hémisphère que tu habites…»
«—Quoi! m'écriai-je, c'est là cette terre où vivent les mortels!…»
«—Oui, reprit-il: cet espace brumeux qui occupe irrégulièrement une grande portion du disque, et l'enceint presque de tous côtés, c'est là ce que vous appelez le vaste Océan, qui, du pôle du sud s'avançant vers l'équateur, forme d'abord le grand golfe de l'Inde et de l'Afrique, puis se prolonge à l'orient à travers les îles Malaises jusqu'aux confins de la Tartarie, tandis qu'à l'ouest il enveloppe les continents de l'Afrique et de l'Europe jusque dans le nord de l'Asie.
«Sous nos pieds, cette presqu'île de forme carrée est l'aride contrée des Arabes; à sa gauche ce grand continent presque aussi nu dans son intérieur, et seulement verdâtre sur ses bords, est le sol brûlé qu'habitent les hommes noirs19. Au nord, par delà une mer irrégulière et longuement étroite20, sont les campagnes de l'Europe, riche en prairies et en champs cultivés: à sa droite, depuis la Caspienne, s'étendent les plaines neigeuses et nues de la Tartarie. En revenant à nous, cet espace blanchâtre est le vaste et triste désert du Gobi, qui sépare la Chine du reste du monde. Tu vois cet empire dans le terrain sillonné qui fuit à nos regards sous un plan obliquement courbé. Sur ces bords, ces langues déchirées et ces points épars sont les presqu'îles, et les îles des peuples Malais, tristes possesseurs des parfums et des aromates. Ce triangle qui s'avance au loin dans la mer, est la presqu'île trop célèbre de l'Inde. Tu vois le cours tortueux du Gange, les âpres montagnes du Tibet, le vallon fortuné de Kachemire, les déserts salés du Persan, les rives de l'Euphrate et du Tigre, et le lit encaissé du Jourdain, et les canaux du Nil solitaire…»
«—Ô Génie, dis-je, en l'interrompant, la vue d'un mortel n'atteint pas à ces objets dans un tel éloignement…» Aussitôt, m'ayant touché la vue, mes yeux devinrent plus perçants que ceux de l'aigle; et cependant les fleuves ne me parurent encore que des rubans sinueux, les montagnes, des sillons tortueux, et les villes que de petits compartiments semblables à des cases d'échecs.
Et le Génie m'indiquant du doigt les objets: «Ces monceaux, me dit-il, que tu aperçois dans l'aride et longue vallée que sillonne le Nil, sont les squelettes des villes opulentes dont s'enorgueillissait l'ancienne Éthiopie; voilà cette Thèbes aux cent palais, métropole première des sciences et des arts, berceau mystérieux de tant d'opinions qui régissent encore les peuples à leur insu. Plus bas, ces blocs quadrangulaires sont les pyramides dont les masses t'ont épouvanté: au delà, le rivage étroit que bornent et la mer et de raboteuses montagnes, fut le séjour des peuples phéniciens. Là furent les villes de Tyr, de Sidon, d'Ascalon, de Gaze et de Beryte. Ce filet d'eau sans issue est le fleuve du Jourdain, et ces roches arides furent jadis le théâtre d'événements qui ont rempli le monde. Voilà ce désert d'Horeb et ce mont Sinai, où, par des moyens qu'ignore le vulgaire, un homme profond et hardi fonda des institutions qui ont influé sur l'espèce entière. Sur la plage aride qui confine, tu n'aperçois plus de trace de splendeur, et cependant ici fut un entrepôt de richesses. Ici étaient ces ports iduméens, d'où les flottes phéniciennes et juives, côtoyant la presqu'île arabé, se rendaient dans le golfe Persique pour y prendre les perles d'Hévila, et l'or de Saba et d'Ophir. Oui, c'est là, sur cette côte d'Oman et de Bahrain, qu'était le siége de ce commerce de luxe, qui, dans ses mouvements et ses révolutions, fit le destin des anciens peuples: c'est là que venaient se rendre les aromates et les pierres précieuses de Ceylan, les schals de Kachemire, les diamants de Golconde, l'ambre des Maldives, le musc du Tibet, l'aloës de Cochin, les singes et les paons du continent de l'Inde, l'encens d'Hadramaût, la myrrhe, l'argent, la poudre d'or et l'ivoire d'Afrique: c'est de là que prenant leur route, tantôt par la mer Rouge, sur les vaisseaux d'Égypte et de Syrie, ces jouissances alimentèrent successivement l'opulence de Thèbes, de Sidon, de Memphis et de Jérusalem; et que, tantôt remontant le Tigre et l'Euphrate, elles suscitèrent l'activité des nations assyriennes, mèdes, kaldéennes et perses; et ces richesses, selon l'abus et l'usage qu'elles en firent, élevèrent ou renversèrent tour à tour leur domination. Voilà le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, dont tu aperçois les colonnes; d'Ecbatane, dont la septuple enceinte est détruite; de Babylone qui n'a plus que des monceaux de terre fouillée; de Ninive, dont le nom à peine subsiste; de Tapsaque, d'Anatho, de Gerra, de cette désolée Palmyre. Ô noms à jamais glorieux! champs célèbres, contrées mémorables! combien votre aspect présente de leçons profondes! combien de vérités sublimes sont écrites sur la surface de cette terre! Souvenirs des temps passés, revenez à ma pensée! Lieux témoins de la vie de l'homme en tant de divers âges, retracez-moi les révolutions de sa fortune! Dites quels en furent les mobiles et les ressorts! Dites à quelles sources il puisa ses succès et ses disgrâces! Dévoilez à lui-même les causes de ses maux! Redressez-le par la vue de ses erreurs! Enseignez-lui sa propre sagesse, et que l'expérience des races passées devienne un tableau d'instruction et un germe de bonheur pour les races présentes et futures!»
CHAPITRE V.
Condition de l'homme dans l'univers
Et après quelques moments de silence, le Génie reprit en ces termes:
«Je te l'ai dit, ô ami de la vérité! l'homme reporte en vain ses malheurs à des agents obscurs et imaginaires; il recherche en vain à ses maux des causes mystérieuses.... Dans l'ordre général de l'univers, sans doute sa condition est assujettie à des inconvénients; sans doute son existence est dominée par des puissances supérieures; mais ces puissances ne sont, ni les décrets d'un destin aveugle, ni les caprices d'êtres fantastiques et bizarres: ainsi que le monde dont il fait partie, l'homme est régi par des lois naturelles, régulières dans leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence; et ces lois, source commune des biens et des maux, ne sont point écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux; inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur existence, en tout temps, en tout lieu, elles sont présentes à l'homme, elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et portent à chaque action sa peine et sa récompense. Que l'homme connaisse ces lois! qu'il comprenne la nature des êtres qui l'environnent, et sa propre nature, et il connaîtra les moteurs de sa destinée; il saura quelles sont les causes de ses maux et quels peuvent en être les remèdes.
«Quand la puissance secrète qui anime l'univers forma le globe que l'homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des propriétés essentielles qui devinrent la règle de leurs mouvements individuels, le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l'harmonie de l'ensemble; par-là, elle établit un ordre régulier de causes et d'effets, de principes et de conséquences,