Et un mouvement général de guerre s'établit dans les deux empires. De toutes parts on assembla des hommes armés, des provisions, des munitions, et tout l'appareil meurtrier des combats fut déployé; et, chez les deux nations, les temples, assiégés d'un peuple immense, m'offrirent un spectacle qui fixa mon attention. D'un côté, les Musulmans assemblés devant leurs mosquées, se lavaient les mains, les pieds, se taillaient les ongles, se peignaient la barbe; puis étendant par terre des tapis, et se tournant vers le midi, les bras tantôt ouverts et tantôt croisés, ils faisaient des génuflexions et des prostrations; et dans le souvenir des revers essuyés pendant leur dernière guerre, ils s'écriaient: «Dieu clément, Dieu miséricordieux! as-tu donc abandonné ton peuple fidèle? Toi qui a promis au Prophète l'empire des nations et signalé ta religion par tant de triomphes, comment livres-tu les vrais croyants aux armes des infidèles?» et les Imans et les Santons disaient au peuple: «C'est le châtiment de vos péchés. Vous mangez du porc, vous buvez du vin; vous touchez les choses immondes: Dieu vous a punis. Faites pénitence, purifiez-vous, dites la profession de foi22, jeûnez de l'aurore au coucher, donnez la dîme de vos biens aux mosquées, allez à la Mekke, et Dieu vous rendra la victoire.» Et le peuple, reprenant courage, jetait de grands cris: Il n'y a qu'un Dieu, dit-il saisi de fureur, et Mahomet est son prophète: anathème à quiconque ne croit pas!....
«Dieu de bonté, accorde-nous d'exterminer ces chrétiens: c'est pour ta gloire que nous combattons, et notre mort est un martyre pour ton nom.»—Et alors, offrant des victimes, ils se préparèrent aux combats.
D'autre part, les Russes, à genoux, s'écriaient: «Rendons graces à Dieu, et célébrons sa puissance; il a fortifié notre bras pour humilier ses ennemis. Dieu bienfaisant, exauce nos prières: pour te plaire, nous passerons trois jours sans manger ni viande ni œufs. Accorde-nous d'exterminer ces Mahométans impies, et de renverser leur empire; nous te donnerons la dîme des dépouilles, et nous t'élèverons de nouveaux temples.» Et les prêtres remplirent les églises de nuages de fumée, et dirent au peuple: «Nous prions pour vous, et Dieu agrée notre encens et bénit vos armes. Continuez de jeûner et de combattre; dites-nous vos fautes secrètes; donnez vos biens à l'église: nous vous absoudrons de vos péchés, et vous mourrez en état de grace.» Et ils jetaient de l'eau sur le peuple, lui distribuaient des petits os de morts pour servir d'amulettes et de talismans; et le peuple ne respirait que guerre et combats.
Frappé de ce tableau contrastant des mêmes passions, et m'affligeant de leurs suites funestes, je méditais sur la difficulté qu'il y avait pour le juge commun d'accorder des demandes si contraires, lorsque le Génie saisi d'un mouvement de colère s'écria avec véhémence:
«Quels accents de démence frappent mon oreille? quel délire aveugle et pervers trouble l'esprit des nations? Prières sacriléges, retombez sur la terre! et vous, Cieux, repoussez des vœux homicides, des actions de graces impies! Mortels insensés? est-ce donc ainsi que vous révérez la Divinité! Dites! comment celui que vous appelez votre père commun doit-il recevoir l'hommage de ses enfants qui s'égorgent? Vainqueurs! de quel œil doit-il voir vos bras fumants du sang qu'il a créé? Et vous, vaincus! qu'espérez-vous de ces gémissements inutiles? Dieu a-t-il donc le cœur d'un mortel, pour avoir des passions changeantes? est-il, comme vous, agité par la vengeance ou la compassion, par la fureur ou le repentir? Ô quelles idées basses ils ont conçues du plus élevé des êtres! À les entendre, il semblerait que, bizarre et capricieux, Dieu se fâche ou s'apaise comme un homme; que tour à tour il aime ou il hait; qu'il bat ou qu'il caresse; que, faible ou méchant, il couve sa haine; que, contradictoire et perfide, il tend des piéges pour y faire tomber; qu'il punit le mal qu'il permet; qu'il prévoit le crime sans l'empêcher; que, juge partial, on le corrompt par des offrandes; que, despote imprudent, il fait des lois qu'ensuite il revoque; que, tyran farouche, il ôte ou donne ses graces sans raison, et ne sefléchit qu'à force de bassesses… Ah! c'est maintenant que j'ai reconnu le mensonge de l'homme! En voyant le tableau qu'il a tracé de la Divinité, je me suis dit: Non, non, ce n'est point Dieu qui a fait l'homme à son image, c'est l'homme qui a figuré Dieu sur la sienne; il lui a donné son esprit, l'a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements..... Et lorsqu'en ce mélange il s'est surpris contradictoire à ses propres principes, affectant une humilité hypocrite, il a taxé d'impuissance sa raison, et nommé mystère de Dieu les absurdités de son entendement.
«Il a dit: Dieu est immuable, et il lui a adressé des vœux pour le changer. Il l'a dit incompréhensible, et il l'a sans cesse interprété.
«Il s'est élevé sur la terre des imposteurs qui se sont dits confidents de Dieu, et qui, s'érigeant en docteurs des peuples, ont ouvert des voies de mensonge et d'iniquité: ils ont attaché des mérites à des pratiques indifférentes ou ridicules; ils ont érigé en vertu de prendre certaines postures, de prononcer certaines paroles, d'articuler de certains noms; ils ont transformé en délit, de manger de certaines viandes, de boire certaines liqueurs à tels jours plutôt qu'à tels autres. C'est le juif qui mourrait plutôt que de travailler un jour de sabbat; c'est le Perse qui se laisserait suffoquer avant de souffler le feu de son haleine; c'est l'Indien qui place la suprême perfection à se frotter de fiente de vache, et à prononcer mystérieusement Aûm; c'est le musulman qui croit avoir tout réparé en se lavant la tête et les bras, et qui dispute, le sabre à la main, s'il faut commencer par le coude ou par le bout des doigts; c'est le chrétien qui se croirait damné s'il mangeait de la graisse au lieu de lait ou de beurre. Ô doctrines sublimes et vraiment célestes! ô morales parfaites et dignes du martyre et de l'apostolat! je passerai les mers pour enseigner ces lois admirables aux peuples sauvages, aux nations reculées; je leur dirai: Enfants de la nature! jusques à quand marcherez-vous dans le sentier de l'ignorance? Jusques à quand méconnaîtrez-vous les vrais principes de la morale et de la religion? Venez en chercher les leçons chez les peuples pieux et savants, dans des pays civilisés; ils vous apprendront comment, pour plaire à Dieu, il faut, en certains mois de l'année, languir de soif et de faim tout le jour; comment on peut verser le sang de son prochain, et s'en purifier en faisant une profession de foi et une ablution méthodique; comment on peut lui dérober son bien, et s'en absoudre en le partageant avec certains hommes qui se vouent à le dévorer.
«Pouvoir souverain et caché de l'univers! moteur mystérieux de la nature! ame universelle des êtres! toi que, sous tant de noms divers, les mortels ignorent et révèrent; être incompréhensible, infini; Dieu qui, dans l'immensité des cieux, diriges la marche des mondes, et peuples les abîmes de l'espace de millions de soleils tourbillonnants, dis, que paraissent à tes yeux ces insectes humains que déja ma vue perd sur la terre! Quand tu t'occupes à guider les astres dans leurs orbites, que sont pour toi les vermisseaux qui s'agitent sur la poussière? Qu'importent à ton immensité leurs distinctions de partis, de sectes? et que te font les subtilités dont se tourmente leur folie?
«Et vous, hommes crédules, montrez-moi l'efficacité de vos pratiques! Depuis tant de siècles que vous les suivez ou les altérez, qu'ont changé vos recettes aux lois de la nature? Le soleil en a-t-il plus lui? le cours des saisons est-il autre? la terre en est-elle plus féconde? les peuples sont-ils plus heureux? Si Dieu est bon, comment se plaît-il à vos pénitences? S'il est infini, qu'ajoutent vos hommages à sa gloire? Si ses décrets ont tout prévu, vos prières en changent-elles l'arrêt? Répondez, hommes inconséquents!
«Vous, vainqueurs, qui dites servir Dieu, a-t-il donc besoin de votre aide? S'il veut punir, n'a-t-il pas en main les tremblements, les volcans, la foudre? et le Dieu clément ne sait-il corriger qu'en exterminant?
«Vous, musulmans, si Dieu vous châtie pour le viol des cinq préceptes, comment élève-t-il les Francs qui s'en rient? Si c'est par le Qôran qu'il régit la terre, sur quels principes jugea-t-il les nations avant le prophète, tant de peuples qui buvaient du vin, mangeaient du porc, n'allaient point à la Mekke, à qui cependant il fut donné d'élever des empires puissants? Comment jugea-t-il les Sabéens de Ninive et de Babylone; le Perse, adorateur du feu; le Grec, le Romain,