Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
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de se rendre à une invitation de la duchesse de Chaulnes avec les cardinaux de Retz et de Bouillon, préférer un souper chez Gourville263, où elle devait se réunir avec toute sa société, M. de la Rochefoucauld, madame de la Fayette, M. le Duc, le comte de Briord264, son aide de camp, madame de Thianges, madame de Coulanges, Corbinelli. Madame de Sévigné ne pouvait être attirée chez Pelissari que les jours de concerts et de grandes réunions. La société de madame Pelissari était toute différente de la sienne. Celle-ci recevait beaucoup d'hommes de lettres, mais c'étaient précisément ceux qui régnaient alors à l'Académie et qui n'avaient aucun succès à l'hôtel de la Rochefoucauld. Pavillon était le Voiture de ce pastiche de l'hôtel de Rambouillet265. Le jour que madame de Sévigné se rendit chez madame Pelissari pour entendre l'opéra de Molière, elle dut y trouver Cotin, qui récita peu après, en séance publique, des vers à la louange du roi; Gilles Boileau266, l'ami de Cotin et l'ennemi de Despréaux, son frère; puis Furetière, Charpentier, l'abbé Tallemant, Perrault, le vieux Bois-Robert, Quinault, Regnier, Desmarais, Benserade et d'autres moins connus. C'étaient alors les coryphées de l'Académie française, peuplée en majeure partie de grands seigneurs, loués par leurs confrères en vers et en prose. Ceux-ci formaient une ligue en faveur des médiocrités intrigantes; ils exaltaient le siècle présent, et dépréciaient tous les siècles qui l'avaient précédé. Leur règne allait cesser. A la vérité Despréaux et la Fontaine devaient attendre dix ans encore leur admission à l'Académie; mais déjà depuis deux ou trois ans l'ennemi avait commencé à pénétrer dans la place. Bossuet avait été reçu de l'Académie en 1671, Racine et Fléchier en 1673, le savant Huet, qui écrivait des poëmes charmants dans la langue de Virgile, en 1674. Benserade, sans beaucoup d'avantages pour l'illustre compagnie, allait y remplacer Chapelain. Madame de Sévigné ne manque pas de donner à madame de Grignan des nouvelles de ce dernier, si connu d'elle et de toute sa famille: «M. Chapelain se meurt; il a une manière d'apoplexie qui l'empêche de parler; il se confesse en serrant la main; il est dans sa chaise comme une statue: ainsi Dieu confond l'orgueil des philosophes. Adieu, ma bonne267

      On est étonné du peu d'affection que manifeste en cette circonstance madame de Sévigné pour l'ancien précepteur des MM. de la Trousse, ses parents; pour celui qui, avec Ménage, lui avait donné à elle-même des leçons dont elle avait si bien profité. Mais Chapelain, qui avait été une des grandes notabilités littéraires chez la marquise de Sablé268, dans les réunions hebdomadaires de mademoiselle de Scudéry et à l'hôtel de Rambouillet, où Arnauld d'Andilly l'avait introduit269, où ses liaisons avec les solitaires de Port-Royal lui donnaient de l'importance; cet auteur tant prôné, si magnifiquement récompensé par les ducs de Longueville et de Montausier; ce juge souverain en matière de goût, selon Balzac270, était devenu ridicule par la publication de son grand poëme et par son avarice271. On convenait que Boileau Despréaux, pour répondre aux reproches que lui adressait le spirituel de Coupeauville272 d'avoir si maltraité le chantre malencontreux de la célèbre Pucelle, avait eu raison de dire: «Mais je n'ai été que le secrétaire du public; je ne suis coupable que d'avoir dit en vers ce que tout le monde dit en prose273.» Madame de Sévigné fut tout étonnée de voir le satirique «s'attendrir pour le pauvre Chapelain,» et elle lui pardonnait de s'être montré si cruel en vers, puisqu'il était si tendre en prose274. Elle admirait plus que personne le talent de Despréaux, et recherchait les réunions ou il faisait des lectures de son Art poétique, qui devait bientôt paraître et faire époque dans la littérature française.

      Le 15 décembre (1673), elle écrit: «Je dînai hier avec M. le Duc, M. de la Rochefoucauld, madame de Thianges, madame de la Fayette, madame de Coulanges, l'abbé Têtu, M. de Marsillac et Guilleragues, chez Gourville. Vous y fûtes célébrée et souhaitée; et puis on écouta la Poétique de Despréaux, qui est un chef-d'œuvre275

      Elle n'entendit cette fois qu'une portion du poëme; car, un mois après, elle écrit encore: «De Pomponne m'a priée de dîner demain avec lui et Despréaux, qui doit lire sa Poétique.» Le surlendemain, elle commence ainsi une autre lettre: «J'allai donc dîner samedi chez M. de Pomponne, comme je vous avais dit; et puis (on dînait alors à midi), jusqu'à cinq heures, il fut enchanté, enlevé, transporté de la perfection des vers de la Poétique de Despréaux. D'Hacqueville y était. Nous parlâmes deux ou trois fois du plaisir que j'aurais de vous la voir entendre276

      J'ai dit que madame de Sévigné entendit la lecture de l'Art poétique en entier. En effet, ce poëme était achevé, puisque Boileau l'inséra dans la première édition de ses œuvres, dont il devait bientôt faire commencer l'impression et qui parut six mois après la date de la lettre de madame de Sévigné. Il y a cependant des vers, dans ce poëme, que l'auteur ne composa qu'après la lecture qu'il en avait faite chez M. de Pomponne: ce sont ceux où la conquête de la Franche-Comté est célébrée. Cette conquête ne fut commencée que six semaines après cette lecture et terminée seulement cinq jours après l'impression des Œuvres diverses du sieur D***. (Despréaux).

      Condé, qui, lorsqu'il s'était révolté, avait servi et commandé chez les Espagnols, connaissait leurs hommes d'État et leurs guerriers; il lui fut donc facile de préparer la seconde conquête de la comté de Bourgogne277. Rentrée, par le traité d'Aix-la-Chapelle, sous la domination espagnole, cette province était mécontente des dons gratuits et des subsides que l'Espagne avait exigés d'elle pour le rétablissement des fortifications détruites par la France et pour l'entretien des garnisons que la guerre forçait d'y placer. Mais cette fois aussi, mieux fortifiée, plus garnie de troupes et préparée depuis longtemps pour l'état de guerre, on ne pouvait plus la surprendre; et la conquérir était devenu plus difficile. Louis XIV empêcha très-habilement les Suisses, qui craignaient de devenir les voisins de la France, de se joindre aux Espagnols, en offrant au roi d'Espagne de déclarer la neutralité de la Franche-Comté. Il s'y refusa, quoique sollicité par les Suisses, qui s'étaient joints à Louis pour cette négociation. Dès lors l'état de guerre qui existait entre l'Espagne et la France légitima l'attaque de la Franche-Comté, et les Suisses n'eurent aucune raison valable pour s'y opposer. Gourville, l'homme de Condé, Bouchu, l'intendant de la Bourgogne, le marquis de Vaubrun préparèrent les succès de cette attaque par leurs secrètes négociations avec le prince d'Aremberg, le marquis de Listenay et don Guignones278. Le maréchal de Navailles commença l'invasion; il prit Gray en trois jours, le 1er mars; Vesoul, le 10279. Le siége de Besançon, fait par le roi en personne, fut pénible: cette place ne se rendit qu'après huit jours de tranchée, le 15 mai; et la citadelle, le 22. Dôle ouvrit ses portes le 6 juin, après sept jours de tranchée; et la Feuillade entra dans Salins le 22 juin, après un siége de sept jours. Mais la conquête de la Franche-Comté ne fut complétée que le 5 juillet, lorsque le marquis de Renel (ami et allié de Bussy) eut pris Lure et Fauconier280.

      Comme le volume des œuvres diverses de Despréaux ne fut achevé d'imprimer que le 10 juillet, et qu'après les vers où il célèbre la conquête de la Franche-Comté près des deux tiers de son volume étaient à imprimer, et que le privilége du roi est daté du 12 juin, il en résulte que ce fut après avoir livré son manuscrit à l'imprimeur, c'est-à-dire après le 22 juin, et sur les épreuves mêmes de son ouvrage, que Boileau, sans craindre qu'on lui révoquât son privilége, ajouta les vers suivants, adressés, comme ceux qui les précèdent, aux auteurs qui voudront célébrer les victoires


<p>263</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (5 février 1674), t. III, p. 335, édit. G.; t. III, p. 233, édit. M.—PAVILLON, Œuvres, édit. 1750, t. I, p. LXXVIII, Remarques sur Briord.

<p>264</p>

Voyez Lettres de LOUIS XIV au comte de Briord, la Haye, 1726, pet. in-12, 209 pag.; pièces justificatives, 50 pag.

<p>265</p>

PAVILLON, Œuvres, édit. 1750, t. I, p. 154. Conférez t. I, p. 146, 148, 152, 157, 165, et t. II, p. 202, 205, 284.

<p>266</p>

D'OLIVET, Histoire de l'Académie françoise, édit. in-4o, 1729, t. II, p. 158.

<p>267</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (13 novembre 1673), t. III, p. 223, édit. G.; t. III, p. 139, édit. M.—Chapelain ne mourut que plusieurs mois après cette lettre, le 22 février 1674.

<p>268</p>

TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. II, p. 399, 416, édit. in-8o; t. IV, p. 152, 170, édit. in-12.—D'OLIVET, Histoire de l'Académie françoise, édit. 1729, in-4o, t. II, p. 124.

<p>269</p>

SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. III, p. 470.

<p>270</p>

Vie de Costar, t. VI, p. 263 des Historiettes de TALLEMANT DES RÉAUX, et ibid., p. 264 et 265. Lettres autographes d'Arnauld d'Andilly et de Chapelain.

<p>271</p>

D'OLIVET, Histoire de l'Académie françoise, édit. in-4o, t. II, p. 128.

<p>272</p>

CLAUDE DUVAL DE COUPEAUVILLE, abbé de la Victoire, mort en 1676. Conférez sur ce personnage SÉVIGNÉ, Lettres (27 février 1671), éd. G.; t. I, p. 265, édit. M. (M. M. a corrigé sa note ailleurs.)—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. II, p. 303-332 (et la note 726 à la page 330), édit. in-8o; t. IV, p. 87, 88, et la note 1.—Ménagiana, t. II, p. 1; t. III, p. 79.

<p>273</p>

Œuvres de BOILEAU DESPRÉAUX, édit. de Saint-Marc, 1747, t. I, p. 154. Note sur le vers 203 de la satire IX.

<p>274</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (15 décembre 1673), t. III, p. 264, édit. G.; t. III, p. 173, édit. M.

<p>275</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (15 décembre 1673), t. III, p. 262, édit. G.; t. III, p. 171, édit. M.

<p>276</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (13 et 15 janvier 1674), t. III, p. 307, édit. G.; t. III, p. 209, édit. M.

<p>277</p>

Voyez la 3e partie de ces Mémoires, p. 82, ch. V.

<p>278</p>

GRIFFET, Recueil de lettres pour servir d'éclaircissements à l'histoire militaire de Louis XIV, 1760, in-12, t. II, p. 262 et 270. Depuis le 7 janvier 1674 jusqu'au 11 mars, toutes ces lettres sont à tort datées de 1673; c'est 1674 qu'il faut lire. Ces fautes ne sont pas corrigées dans la table.

<p>279</p>

Mémoires du duc DE NAVAILLES et DE LA VALETTE, 1702, in-12, p. 285.—DU LONDEL, Fastes des rois, 1697, in-8o, p. 213, 214.

<p>280</p>

GRIFFET, Recueil de lettres pour servir à l'éclaircissement de l'histoire militaire de Louis XIV, t. II, p. 320.