Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Биографии и Мемуары
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
indépendance; et c'était moins encore parce qu'elle s'était rendue nécessaire et chère à la société par son penchant à obliger que par la politesse et le bon ton dont elle savait si bien chez elle faire respecter les lois324. Quoiqu'elle ne fût pas de la cour, et par la raison même qu'elle n'en était pas, elle avait fini par prendre la place que la marquise de Sablé avait occupée autrefois dans la société parisienne. Les jeunes gens aspiraient à l'honneur d'être présentés chez elle, et lui rendaient de grands devoirs. C'était un titre pour faire sous de favorables auspices son entrée dans le monde que d'être reçu et façonné par cet arbitre du bon ton et du bon goût. Madame de la Fayette, qui présumait beaucoup de son esprit, avait voulu s'imposer cette mission; «mais elle ne réussit pas, parce qu'elle ne voulut pas, dit Gourville, donner son temps à une chose si peu utile325.» On sut d'autant plus gré à mademoiselle de Lenclos d'en prendre la peine que les inclinations des jeunes seigneurs de la cour pour le jeu et le vin, qui allaient toujours croissant, commençaient à introduire parmi les femmes des manières choquantes pour celles qui tenaient à conserver le bon ton de l'hôtel de Rambouillet. Ce fut là le motif pour lequel mademoiselle de Lenclos se brouilla avec un de ses plus anciens amis, un de ses plus gais et de ses plus spirituels convives, avec Chapelle, qui avait fait pour elle de si jolis vers326. Elle essaya en vain de le corriger de l'habitude de s'enivrer: et, ne pouvant y parvenir, elle le bannit de sa société. Chapelle, à qui le plaisir que trouvait mademoiselle de Lenclos à entendre disserter quelques hommes savants dans les lettres grecques et latines327 paraissait peu conforme à ses habitudes de galanterie, fit contre elle cette épigramme:

      Il ne faut pas qu'on s'étonne

      Si toujours elle raisonne

      De la sublime vertu

      Dont Platon fut revêtu;

      Car, à calculer son âge,

      Elle doit avoir vécu

      Avec ce grand personnage328.

      A cette époque, mademoiselle de Lenclos était âgée de cinquante-cinq ans: c'est alors que Sévigné, qui n'en avait que vingt-quatre, devint ou crut devenir amoureux d'elle. Il est vrai que la Fare atteste qu'à cinquante-cinq ans, et même bien au delà de ce terme, mademoiselle de Lenclos «eut des amants qui l'ont adorée329.» Ce qui est certain, c'est que, depuis ses liaisons avec Villarceaux, le marquis de Gersey et le mari de madame de Sévigné, elle n'avait cessé de faire passer un bon nombre de ses amis au rang de ses favoris330. Le jeune comte de Saint-Paul avait été sa dernière conquête. On sait que ce bel héritier du nom des Longueville, chéri, fêté de toute la haute aristocratie de la cour, passait pour être le fils du duc de la Rochefoucauld331; et les historiens de mademoiselle de Lenclos mettent aussi le duc de la Rochefoucauld au nombre de ceux qu'elle avait eus pour amants332. Le même motif qui l'avait portée à ne rien négliger pour attirer à elle le comte de Saint-Paul l'engageait aussi à employer tous les moyens de séduction pour s'attacher le baron de Sévigné: son père revivait en lui, avec plus d'esprit, plus d'instruction et de talents; et ce jeune homme rappelait à Ninon le temps de sa jeunesse333. Dès qu'elle s'en crut aimée, elle voulut l'endoctriner et en faire un partisan de ses principes. Pour bannir tous les scrupules de ceux qu'elle mettait au nombre de ses favoris, pour les conserver ensuite comme amis, il lui importait de fasciner leur raison plus encore que leurs sens. Elle crut que cela lui serait facile avec Sévigné; mais elle se trompait. Dans sa vie licencieuse, Sévigné ne faisait que suivre le torrent des jeunes gens de la cour, des jeunes officiers, qui se modelaient sur le roi, et qui transgressaient les lois de l'Église sans méconnaître la pureté de leur origine. Sévigné respectait et aimait tendrement sa mère; il chérissait aussi sa sœur, et avait d'elle la plus haute opinion. Par elle, il se trouvait allié à la puissante maison de Grignan; et le caractère aimable de son beau-frère contribuait encore à faire prévaloir dans son cœur les affections de famille, et à les placer en première ligne. Madame de Sévigné334 et Bossuet, que Sévigné fréquentait beaucoup alors, furent de puissants antagonistes pour combattre mademoiselle de Lenclos quand elle entreprit d'infiltrer dans l'esprit de son nouveau favori les principes irréligieux de sa philosophie épicurienne. Elle parut d'abord avoir plus de succès lorsqu'elle réclama les droits d'une amante, et qu'elle exigea que Sévigné lui sacrifiât la maîtresse qu'il avait avant de se donner à elle. Cette maîtresse était la Champmeslé, alors âgée de trente ans. Quoique ses traits fussent agréables, elle n'était point jolie; sa peau était brune, ses yeux petits et ronds; mais sa taille était bien prise, sa démarche et ses gestes gracieux et nobles, et le son de sa voix naturellement harmonieux335. Elle enchantait alors tout Paris par son talent. Madame de Sévigné n'en parle à sa fille qu'avec admiration, et ne pouvait se lasser de lui voir jouer le rôle de Roxane dans Bajazet. Jamais actrice, avant elle, n'émut si profondément les spectateurs, et ne leur fit répandre plus de larmes. Racine en devint amoureux la première fois qu'il la vit jouer dans une de ses pièces. Le poëte était jeune et beau; elle ne se montra pas cruelle, cela n'était pas dans ses habitudes; et un bon mot de Racine, mis en vers par lui ou par Boileau336, puis raconté par Sévigné à sa mère, et par celle-ci à sa fille337, prouve qu'elle n'en vivait pas moins bien avec son mari. Elle avait peu d'esprit, mais un grand usage du monde, de la douceur et une certaine naïveté aimable dans la conversation. Sévigné se crut aimé d'elle, et peut-être l'était-il; du moins il est certain qu'elle lui écrivait des lettres qui surprirent madame de Sévigné par cette chaleureuse et naturelle éloquence que la passion inspire aux plumes les plus inhabiles. Mademoiselle de Lenclos demanda ces lettres à Sévigné, qui les lui remit. Cependant il ne cessa point de voir celle qui les avait écrites et de lui donner de délicieux soupers, en compagnie de Racine et de Boileau. Le goût vif qu'il avait pour la littérature lui faisait rechercher l'amitié de ces deux grands poëtes. Boileau a dit de lui qu'il avait une mémoire surprenante, et qu'il retint presque en entier le dialogue sur les héros de roman. On l'imprima d'après Sévigné, longtemps avant que Boileau en eût livré le manuscrit à Brossette338. Sévigné voulut garder ses deux maîtresses; mais il n'était pas un Soyecourt: par l'effet de ce partage, mademoiselle de Lenclos ne trouva pas en lui tout ce qu'elle espérait, et un grand refroidissement fut la conséquence de leur illusion détruite. Madame de Sévigné, qui s'était faite la confidente de son fils, trouvant mademoiselle de Lenclos bien plus dangereuse pour lui que la Champmeslé, profita des dispositions où elle le vit pour s'efforcer de le rejeter dans les bras de cette actrice. Elle y parvint, mais sans pouvoir l'arracher, comme elle l'avait espéré, à mademoiselle de Lenclos. Celle-ci, après avoir donné à Sévigné son congé comme favori, et exhalé son dépit de n'avoir pu le rendre plus amoureux, se calma, et le trouva assez aimable, assez spirituel pour désirer de le conserver au nombre de ses amis. Il ne refusa point cet honneur, et continua de fréquenter sa maison, de se plaire dans sa société339. Cela inquiétait madame de Sévigné: il semblait que sa destinée était de rencontrer, à toutes les époques de sa vie, Ninon, comme une fée malfaisante toujours occupée à mettre le trouble dans sa famille, toujours habile à lui enlever la confiance et la tendresse des hommes les plus chers à son cœur. Madame de Sévigné savait ce qui se passait chez mademoiselle de Lenclos par son fils et par les amis qui lui étaient communs avec elle; et voici ce qu'elle écrivait à madame de Grignan, après lui avoir raconté un bon mot de Ninon sur la comtesse de Choiseul340:

      «Mais qu'elle est dangereuse cette Ninon! Si vous saviez comme elle dogmatise sur la


<p>324</p>

Voyez la 1re partie de ces Mémoires, p. 239.

<p>325</p>

GOURVILLE, Mémoires, t. LII, p. 459 de la collection de Petitot.—Chansons historiques, Mss. (vol. III, p. 551, année 1672).

<p>326</p>

Œuvres de CHAPELLE et de BACHAUMONT, 1755, in-12, p. 133, 136, 139. (Ballades et sonnets à Ninon de Lenclos.)

<p>327</p>

Rémond, l'introducteur des ambassadeurs, qu'on appelait Rémond le Grec, l'abbé Fraguier, l'abbé Gédéon, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, l'abbé Tallemant, l'abbé de Châteauneuf étaient les amis de Ninon. Voyez DOUXMÉNIL, Mémoires, 1651, in-12, p. 138 et 139.

<p>328</p>

CHAPELLE, Œuvres, édit. 1755, p. 140; BRET, p. 137.

<p>329</p>

DOUXMÉNIL, Mémoires et lettres pour servir à l'histoire de mademoiselle de Lenclos.

<p>330</p>

Conférez la 1re partie de ces Mémoires, p. 242-243. Elle eut un fils du marquis de Villarceaux et un aussi du marquis de Jarzé. Le comte de Coligny, que nous n'avons point nommé en cet endroit, paraît avoir précédé Jarzé comme amant de Ninon. DOUXMÉNIL, Mémoires et lettres de Ninon de Lenclos, p. 69.

<p>331</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (20 juin 1672), t. III, p. 71, édit. G.; t. III, p. 7, édit. M.

<p>332</p>

DOUXMÉNIL, Mémoires et lettres, p. 70.

<p>333</p>

Conférez la 1re partie de ces Mémoires, p. 233 à 270, ch. XVII, XVIII et XIX.—SÉVIGNÉ, Lettres (13 et 18 mars 1671), t. 1, p. 374 et 382, édit. G.; t. I, p. 288 et 295, édit. M.

<p>334</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (13 mars 1671), t. I, p. 288, édit. M. Conférez surtout l'admirable lettre du marquis de Sévigné à la comtesse de Grignan (27 septembre 1696), que M. Monmerqué vient de publier, Paris, 1847, chez Dondey-Dupré (24 pages).

<p>335</p>

Les frères PARFAICT, Histoire du théâtre françois, t. XIV, p. 523.—SÉVIGNÉ, Lettres (15 janvier 1672), t. II, p. 347, édit. G.

<p>336</p>

Les frères PARFAICT, Histoire du théâtre françois, t. XIV, p. 517. Lettre de ROUSSEAU à Brossette, t. IV, p. 150 des Œuvres de J.-B. Rousseau.

<p>337</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (18 avril 1671), t. II, p. 8, édit. G.; t. II, p. 7, édit. M.; t. I, p. 60, édit. de la Haye, 1726, in-12.

<p>338</p>

BOILEAU, Discours sur le dialogue des héros de roman, dans les Œuvres, t. V, p. 12, édit, de Saint-Marc.

<p>339</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (13, 15 et 18 mars, 8, 17, 15 et 22 avril 1671), t. I, p. 374, 382, 404; t. II, p. 6, 22, 23, 28, 30, 33, édit. G.—Ibid., t. I, p. 288, 295, 313; t. II, p. 6, 18, 19, 25 et 27, édit. M.

<p>340</p>

SÉVIGNÉ, Lettres (1er avril 1671), t. I, p. 104, édit. G.; t. I, p. 313, édit. M.; t. I, p. 55, édit. de la Haye.