Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Louis Constant Wairy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: История
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de son lit, il me tira l'oreille et me frappa sur la joue, en m'appelant monsieur le drôle; c'était son mot de prédilection avec moi, lorsqu'il était plus particulièrement content de mon service. Sa majesté avait veillé et travaillé fort avant dans la nuit. Je lui trouvai l'air sérieux et occupé, mais satisfait. Quelle différence de ce réveil à celui du 21 mars précédent!

      Ce même jour Sa Majesté alla tenir son premier grand lever aux Tuileries, où toutes les autorités civiles et militaires lui furent présentées. Les frères et sœurs de l'empereur furent faits princes et princesses, à l'exception de M. Lucien, qui s'était brouillé avec Sa Majesté, à l'occasion de son mariage avec madame Jouberton. Dix-huit généraux furent élevés à la dignité de maréchaux de l'empire. Dès ce premier jour tout prit autour de Leurs Majestés un air de cour et de puissance royale. On a beaucoup parlé de la maladresse de leurs premiers courtisans, très-peu habitués au service que leur imposaient leurs nouvelles charges, et aux cérémonies de l'étiquette; mais on a beaucoup exagéré là-dessus, comme sur tout le reste. Il y eut bien, dans le commencement, quelque chose de cet embarras que les gens du service particulier de l'empereur avaient éprouvé, comme je l'ai dit plus haut. Pourtant cela ne dura que fort peu, et messieurs les chambellans et grands officiers se façonnèrent presque aussi vite que nous autres valets de chambre. D'ailleurs il se présenta pour leur donner des leçons une nuée d'hommes de l'ancienne cour, qui avaient obtenu de la bonté de l'empereur d'être rayés de la liste des émigrés, et qui sollicitèrent ardemment, pour eux et pour leurs femmes, les charges de la naissante cour impériale.

      Sa Majesté n'aimait point les fêtes anniversaires de la république; en tout temps elles lui avaient paru, les unes odieuses et cruelles, les autres ridicules. Je l'ai vu s'indigner qu'on eût osé faire une fête annuelle de l'anniversaire du 21 janvier, et sourire de pitié au souvenir de ce qu'il appelait les mascarades des théophilantropes, qui, disait-il, ne voulaient point de Jésus-Christ, et faisaient des saints de Fénelon et de Las-Casas, prélats catholiques. M. de Bourrienne dit, dans ses Mémoires, que «ce ne fut pas une des moindres bizarreries de la politique de Napoléon que de conserver pour la première année de son régne la fête du 14 juillet.» Je me permettrai de faire observer sur ce passage que, si Sa Majesté profita de l'époque, d'une solennité annuelle pour paraître en pompe en public, d'un autre côté elle changea tellement l'objet de la fête qu'il eût été difficile d'y reconnaître l'anniversaire de la prise de la Bastille et de la première fédération. Je ne sais pas s'il fut dit un mot de ces deux événemens dans toute la cérémonie; et, pour mieux dérouter encore les souvenirs des républicains, l'empereur ordonna que la fête ne serait célébrée que le 15, parce que c'était un dimanche, et qu'ainsi il n'en résulterait point de perte de temps pour les habitans de la capitale. D'ailleurs, il ne s'agit point du tout de célébrer les vainqueurs de la Bastille, mais seulement d'une grande distribution de croix de la Légion-d'Honneur.

      C'était la première fois que Leurs Majestés se montraient au peuple dans tout l'appareil de leur puissance. Le cortége traversa la grande allée des Tuileries pour se rendre à l'hôtel des Invalides, dont l'église, changée pendant la révolution en Temple de Mars, avait été rendue par l'empereur au culte catholique, et devait servir pour la magnifique cérémonie de ce jour. C'était aussi la première fois que l'empereur usait du privilège de passer en voiture dans le jardin des Tuileries. Son cortége était superbe; celui de l'impératrice Joséphine n'était pas moins brillant. L'ivresse du peuple était au comble, et ne saurait s'exprimer. Je m'étais, par ordre de l'empereur, mêlé dans la foule, pour observer dans quel esprit elle prendrait part à la fête; je n'entendis pas un murmure; tant était grand, quoi qu'on en ait pu dire depuis, l'enthousiasme de toutes les classes pour Sa Majesté. L'empereur et l'impératrice furent reçus à la porte de l'hôtel des Invalides par le gouverneur et par M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies, et à l'entrée de l'église par M. le cardinal du Belloy, à la tête d'un nombreux clergé. Après la messe M. de Lacépède, grand-chancelier de la Légion-d'Honneur, prononça un discours qui fut suivi de l'appel des grands-officiers de la légion. Alors l'empereur s'assit et se couvrit, et prononça d'une voix forte la formule du serment, à la fin de laquelle tous les légionnaires s'écrièrent: Je le jure! et aussitôt des cris mille fois répétés de Vive l'empereur! se firent entendre dans l'église et au dehors. Une circonstance singulière ajouta encore à l'intérêt qu'excitait la cérémonie. Pendant que les chevaliers du nouvel ordre passaient l'un après l'autre devant l'empereur qui les recevait, un homme du peuple, vêtu d'une veste ronde, vint se placer sur les marches du trône. Sa majesté parut un peu étonnée, et s'arrêta un instant. On interrogea cet homme, qui montra son brevet. Aussitôt l'empereur le fit approcher avec empressement, et lui donna la décoration avec une vive accolade. Le cortége suivit au retour le même chemin, passant encore par le jardin des Tuileries.

      Le 18 juillet, trois jours après cette cérémonie, l'empereur partit de Saint-Cloud pour le camp de Boulogne. Je crus que Sa Majesté voudrait bien, pendant quelques jours, consentir à se passer de ma présence; et comme il y avait nombre d'années que je n'avais vu ma famille, j'éprouvai le désir bien naturel de la revoir et de m'entretenir avec mes parens des circonstances singulières où je m'étais trouvé depuis que je les avais quittés. J'aurais senti, je l'avoue, une grande joie à causer avec eux de ma condition présente et de mes espérances, et j'avais besoin des épanchemens et des confidences de l'intimité domestique pour me dédommager de la gêne et de la contrainte que mon service m'imposait. Je demandai donc la permission d'aller passer huit jours à Peruetlz. Elle me fut accordée sans difficulté, et je ne perdis point de temps pour partir. Mais quel fut mon étonnement, lorsque, le lendemain même de mon arrivée, je reçus un courrier porteur d'une lettre de M. le comte de Rémusat qui me mandait de rejoindre l'empereur sans différer, ajoutant que Sa Majesté avait besoin de moi, et que je ne devais m'occuper que d'arriver promptement! En dépit du désappointement que de tels ordres me faisaient éprouver, je me sentais flatté pourtant d'être devenu si nécessaire au grand homme qui avait daigné m'admettre à son service. Aussi je fis sans tarder mes adieux à ma famille. Sa Majesté, à peine arrivée à Boulogne, en était aussitôt repartie pour une excursion de quelques jours dans les départemens du Nord. Je fus à Boulogne avant son retour, et je me hâtai d'organiser le service de Sa Majesté, qui trouva tout prêt à son arrivée; ce qui ne l'empêcha pas de me dire que j'avais été long-temps absent.

      Puisque je suis sur ce chapitre, je placerai ici, bien que ce soit anticiper sur les années, une ou deux circonstances qui mettront le lecteur à même de juger de l'assiduité rigoureuse à laquelle j'étais obligé de m'astreindre.

      J'avais contracté, par les fatigues de mes courses continuelles à la suite de l'empereur, une maladie de la vessie dont je souffrais horriblement. Long-temps je m'armai contre mes maux de patience et de régime: mais enfin les douleurs étant devenues tout-à-fait insupportables, je demandai, en 1808, à Sa Majesté un mois pour me soigner. M. le docteur Boyer m'avait dit que ce terme d'un mois n'était que le temps rigoureusement nécessaire pour ma guérison, et que, sans cela, ma maladie pourrait devenir incurable. Ma demande me fut accordée, et je me rendis à Saint-Cloud dans la famille de ma femme. M. Yvan, chirurgien de l'empereur, venait me voir tous les jours. À peine une semaine s'était-elle passée, qu'il me dit que Sa Majesté pensait que je devais être bien guéri, et qu'elle désirait que je reprisse mon service. Ce désir équivalait à un ordre; je le sentis, et je retournai auprès de l'empereur, qui, me voyant pâle et aussi souffrant que possible, daigna me dire mille choses pleines de bonté, mais sans parler d'un nouveau congé. Ces deux absences sont les seules que j'aie faites pendant seize années; aussi, à mon retour de Moscou, et pendant la campagne de France, ma maladie avait atteint son plus haut période; et si je quittai l'empereur à Fontainebleau, c'est qu'il m'eût été impossible, malgré tout mon attachement pour un si bon maître et toute la reconnaissance que je lui devais, de le servir plus long-temps. Après cette séparation si douloureuse pour moi, une année suffit à peine pour me guérir et non pas entièrement. Mais j'aurai lieu plus tard de parler de cette triste époque. Je reviens au récit des faits qui prouvent que j'aurais pu, avec plus de raison que tant d'autres, me croire un gros personnage, puisque mes humbles services avaient l'air d'être indispensables au maître de l'Europe. Bien des habitués des