Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Louis Constant Wairy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: История
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petits détails. Il n'y avait, à l'époque où le complot de Pichegru fût découvert, qu'un seul gardien du porte-feuille, ayant nom Landoire, et sa place était ainsi des plus pénibles; car il ne pouvait jamais s'éloigner d'un petit corridor noir sur lequel s'ouvrait la porte du cabinet, et il ne prenait ses repas qu'en courant et presque à la dérobée. Heureusement pour Landoire, on lui donna un second; et voici à quelle occasion: Augel, un des portiers du palais, fut désigné par le premier consul pour aller s'établir à la barrière des Bons-Hommes, pendant le procès de Pichegru, afin de reconnaître et d'observer les gens de la maison, qui allaient et venaient pour leur service, personne ne pouvant sortir de Paris sans permission. Les rapports que fit Augel plurent au premier consul. Il le fit appeler, parut content de ses réponses et de son intelligence, et le nomma suppléant de Landoire à la garde du porte-feuille. Ainsi la tâche de celui-ci devint plus facile de moitié. Augel fut, en 1812, de la campagne de Russie; et il mourut au retour, lorsqu'il n'était plus qu'à quelques lieues de Paris, des suites de la fatigue et des privations que nous partageâmes avec l'armée.

      Au reste, ce n'étaient pas seulement les gens attachés au service du premier consul ou du château qui se trouvaient soumis à ce régime de surveillance. Dès le moment qu'il devint empereur, il fut établi, chez les concierges de tous les palais impériaux, un registre sur lequel les gens du dehors, et les étrangers qui venaient visiter quelqu'un de l'intérieur, étaient obligés d'inscrire leur nom avec celui des personnes qu'ils venaient voir. Tous les soirs ce registre était porté chez le grand-maréchal du palais, ou, en son absence, chez le gouverneur; et souvent l'empereur le consultait. Il y lut une fois un certain nom, qu'en sa qualité de mari il avait ses raisons, et peut-être même raison, de redouter. Sa Majesté avait précédemment ordonné l'éloignement du personnage; aussi en retrouvant ce nom malencontreux sur le livre du concierge, elle s'emporta outre mesure, croyant qu'on avait osé, de deux côtés, désobéir à ses ordres. Des informations furent prises sur-le-champ, et il en résulta, fort heureusement, que le visiteur suspect n'était qu'une personne des plus insignifiantes, et dont le seul tort était de porter un nom justement compromis.

      CHAPITRE XV

      Réveil du premier consul, le 21 mars 1804.—Silence du premier consul.—Arrivée de Joséphine dans la chambre du premier consul.—Chagrin de Joséphine, et pâleur du premier consul.—Les malheureux ont été trop vite!—Nouvelle de la mort du duc d'Enghien.—Émotion du premier consul.—Préludes de l'empire.—Le premier consul empereur.—Le sénat à Saint-Cloud.—Cambacérès salue, le premier, l'empereur du nom de Sire.—Les sénateurs chez l'impératrice.—Ivresse du château.—Tout le monde monte en grade.—Le salon et l'antichambre.—Embarras de tout le service.—Le premier réveil de l'empereur.—Les princes Français.—M. Lucien et madame Jouberton.—Les maréchaux de l'empire.—Maladresse des premiers courtisans.—Les chambellans et les grands officiers.—Leçons données par les hommes de l'ancienne cour.—Mépris de l'empereur pour les anniversaires de la révolution.—Première fête de l'empereur, et le premier cortége impérial.—Le temple de Mars et le grand maître des cérémonies.—L'archevêque du Belloy et le grand chancelier de la Légion-d'Honneur.—L'homme du peuple et l'accolade impériale.—Départ de Paris pour le camp de Boulogne.—Le seul congé que l'empereur m'ait donné.—Mon arrivée à Boulogne.—Détails de mon service près de l'empereur.—M. de Rémusat, MM. Boyer et Yvan.—Habitudes de l'empereur.—M. de Bourrienne et le bout de l'oreille.—Manie de donner des petits soufflets.—Vivacité de l'empereur contre son écuyer.—M. de Caulaincourt grand écuyer.—Réparation.—Gratification généreuse.

      L'année 1804 qui fut si glorieuse pour l'empereur fut aussi, à l'exception de 1814 et 1815, celle qui lui apporta le plus de sujets de chagrin. Il ne m'appartient pas de juger de si graves événemens, ni de chercher quelle part y prit l'empereur, quelle ceux qui l'entouraient et le conseillaient. Je ne dois et ne puis raconter que ce que j'ai vu et entendu. Le 21 mars de cette même année, j'entrai de bonne heure chez le premier consul. Je le trouvai éveillé, le coude appuyé sur son oreiller, l'air sombre et le teint fatigué. En me voyant entrer, il se mit sur son séant, passa plusieurs fois sa main sur son front, et me dit: «Constant, j'ai mal à la tête.» Puis jetant sa couverture avec violence, il ajouta: «J'ai bien mal dormi.» Il paraissait on ne peut plus préoccupé et absorbé; et même il avait l'air triste et souffrant, à tel point que j'en étais surpris et même affecté. Pendant que je l'habillais, il ne me dit pas un seul mot, ce qui n'arrivait que lorsque quelque pensée l'agitait et le tourmentait. Il n'y avait alors dans sa chambre que Roustan et moi. Au moment où, la toilette terminée, je lui présentais sa tabatière, son mouchoir et sa petite bonbonnière, la porte s'ouvre tout à coup, et nous voyons paraître l'épouse du premier consul, dans son négligé du matin, les traits décomposés, le visage couvert de larmes. Cette subite apparition nous étonna, nous effraya même, Roustan et moi; car il n'y avait qu'une circonstance extraordinaire qui eût pu engager madame Bonaparte à sortir de chez elle dans ce costume, et avant d'avoir pris toutes les précautions nécessaires pour dissimuler le tort que pouvait lui faire le manque de toilette. Elle entra ou plutôt elle se précipita dans la chambre en s'écriant: «Le duc d'Enghien est mort! ah! mon ami, qu'as-tu fait?» Puis elle se laissa tomber en sanglotant dans les bras du premier consul. Celui-ci devint pâle comme la mort, et dit avec une émotion extraordinaire: «Les malheureux ont été trop vite!» Alors il sortit, soutenant madame Bonaparte, qui ne marchait qu'à peine, et continuait de pleurer. La nouvelle de la mort du prince répandit la consternation dans le château. Le premier consul remarqua cette douleur universelle, et pourtant il n'en fit reproche à personne. Le fait est que le plus grand chagrin que causait cette funeste catastrophe à ses serviteurs, qui, pour la plupart, lui étaient dévoués par affection plus que par devoir, venait de l'idée qu'elle ne manquerait pas de nuire à la gloire et à la tranquillité de leur maître. Le premier consul sut probablement démêler nos sentimens. Quoi qu'il en soit, voilà tout ce que j'ai vu et tout ce que je sais de particulier sur ce déplorable événement. Je ne prétends point à connaître ce qui s'est passé dans l'intérieur du cabinet. L'émotion du premier consul me parut sincère et non affectée. Il demeura plusieurs jours triste et silencieux, ne parlant que fort peu à sa toilette, et seulement pour les besoins du service.

      Dans le courant de ce mois et du suivant, je remarquai les allées et venues continuelles, et les fréquentes entrevues avec le premier consul, de divers personnages qu'on me dit être membres du conseil-d'état, tribuns ou sénateurs. Depuis long-temps l'armée et le plus grand nombre des citoyens, qui idolâtraient le héros de l'Italie et de l'Égypte, manifestaient tout haut leur désir de le voir porter un titre digne de sa renommée et de la grandeur de la France. On savait d'ailleurs que c'était lui qui faisait tout dans l'état, et que ses prétendus collègues n'étaient réellement que ses inférieurs. On trouvait donc juste qu'il devînt chef suprême de nom, puisqu'il l'était déjà de fait. J'ai bien souvent, depuis sa chute, entendu appeler Sa Majesté de nom d'usurpateur, et cela n'a jamais produit sur moi d'autre effet que de me faire rire de pitié. Si l'empereur a usurpé le trône, il a eu plus de complices que tous les tyrans de tragédie et de mélodrame; car les trois quarts des Français étaient du complot. On sait que ce fut le 18 mai que l'empire fut proclamé, et que le premier consul (que j'appellerai dorénavant l'empereur) reçut à Saint-Cloud le sénat, conduit par le consul Cambacérès, qui fut quelques heures après l'archi-chancelier de l'empire. Ce fut de sa bouche que l'empereur s'entendit pour la première fois saluer du nom de Sire. Au sortir de cette audience, le sénat alla présenter ses hommages à l'impératrice Joséphine. Le reste de la journée se passa en réceptions, présentations, entrevues et félicitations. Tout le monde était ivre de joie dans le château, chacun se faisait l'effet d'être monté subitement en grade. On s'embrassait, on se complimentait, on se faisait mutuellement part de ses espérances et de ses plans pour l'avenir; il n'y avait si mince subalterne qui ne fût saisi d'ambition: en un mot l'antichambre, sauf la différence des personnages, offrait la répétition exacte de ce qui se passait dans le salon.

      Rien n'était plus plaisant que l'embarras de tout le service, lorsqu'il s'agissait de répondre aux interrogations de Sa Majesté. On commençait par se tromper; puis on se reprenait pour plus mal dire encore; on répétait dix fois en