Si l'architecte chargé de la restauration d'un édifice doit connaître les formes, les styles appartenant à cet édifice et à l'école dont il est sorti, il doit mieux encore, s'il est possible, connaître sa structure, son anatomie, son tempérament, car avant tout il faut qu'il le fasse vivre. Il faut qu'il ait pénétré dans toutes les parties de cette structure, comme si lui-même l'avait dirigée, et cette connaissance acquise, il doit avoir à sa disposition plusieurs moyens pour entreprendre un travail de reprise. Si l'un de ces moyens vient à faillir, un second, un troisième, doivent être tout prêts.
N'oublions pas que les monuments du moyen âge ne sont pas construits comme les monuments de l'antiquité romaine, dont la structure procède par résistances passives, opposées à des forces actives. Dans les constructions du moyen âge, tout membre agit. Si la voûte pousse, l'arc-boutant ou le contre-fort contre-butent. Si un sommier s'écrase, il ne suffit pas de l'étayer verticalement, il faut prévenir les poussées diverses qui agissent sur lui en sens inverse. Si un arc se déforme, il ne suffit point de le cintrer, car il sert de butée à d'autres arcs qui ont une action oblique. Si vous enlevez un poids quelconque sur une pile, ce poids a une action de pression à laquelle il faut suppléer. En un mot, vous n'avez pas à maintenir des forces inertes agissant seulement dans le sens vertical, mais des forces qui toutes agissent en sens opposé, pour établir un équilibre; tout enlèvement d'une partie tend donc à déranger cet équilibre. Si ces problèmes posés au restaurateur déroutent et embarrassent à chaque instant le constructeur qui n'a pas fait une appréciation exacte de ces conditions d'équilibre, ils deviennent un stimulant pour celui qui connaît bien l'édifice à réparer. C'est une guerre, une suite de manoeuvres qu'il faut modifier chaque jour par une observation constante des effets qui peuvent se produire. Nous avons vu, par exemple, des tours, des clochers établis sur quatre points d'appui, porter les charges, par suite de reprises en sous-oeuvre, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et dont l'axe changeait son point de projection horizontale de quelques centimètres en vingt-quatre heures.
Ce sont là de ces effets dont l'architecte expérimenté se joue, mais à la condition d'avoir toujours dix moyens pour un de prévenir un accident; à la condition d'inspirer assez de confiance aux ouvriers, pour que des paniques ne puissent vous enlever les moyens de parer à chaque événement, sans délais, sans tâtonnements, sans manifester des craintes. L'architecte, dans ces cas difficiles qui se présentent souvent pendant les restaurations, doit avoir tout prévu, jusqu'aux effets les plus inattendus, et doit avoir en réserve, sans hâte et sans trouble, les moyens d'en prévenir les conséquences désastreuses. Disons que dans ces sortes de travaux les ouvriers, qui chez nous comprennent fort bien les manoeuvres qu'on leur ordonne, montrent autant de confiance et de dévouement lorsqu'ils ont éprouvé la prévoyance et le sang-froid du chef, qu'ils montrent de défiance lorsqu'ils aperçoivent l'apparence d'un trouble dans les ordres donnés.
Les travaux de restauration qui, au point de vue sérieux, pratique, appartiennent à notre temps, lui feront honneur. Ils ont forcé les architectes à étendre leurs connaissances, à s'enquérir des moyens énergiques, expéditifs, sûrs; à se mettre en rapports plus directs avec les ouvriers de bâtiments, à les instruire aussi, et à former des noyaux, soit en province, soit à Paris, qui fournissent, à tout prendre, les meilleurs sujets, dans les grands chantiers.
C'est grâce à ces travaux de restauration, que des industries importantes se sont relevées 17, que l'exécution des maçonneries est devenue plus soignée, que l'emploi des matériaux s'est répandu; car les architectes chargés de travaux de restauration, souvent dans des villes ou villages ignorés, dépourvus de tout, ont dû s'enquérir de carrières, au besoin en faire rouvrir d'anciennes, former des ateliers. Loin de trouver toutes les ressources que fournissent les grands centres, ils ont dû en créer, façonner des ouvriers, établir des méthodes régulières, soit comme comptabilité, soit comme conduite de chantiers. C'est ainsi que des matériaux qui étaient inexploités ont été mis dans la circulation; que des méthodes régulières se sont répandues dans des départements qui n'en possédaient pas; que des centres d'ouvriers devenus capables ont fourni des sujets dans un rayon étendu; que l'habitude de résoudre des difficultés de construction s'est introduite au milieu de populations sachant à peine élever les maisons les plus simples. La centralisation administrative française a des mérites et des avantages que nous ne lui contestons pas, elle a cimenté l'unité politique; mais il ne faut pas se dissimuler ses inconvénients. Pour ne parler ici que de l'architecture, la centralisation a non-seulement enlevé aux provinces leurs écoles, et avec elles les procédés particuliers, les industries locales, mais les sujets capables qui tous venaient s'absorber à Paris ou dans deux ou trois grands centres; si bien que dans les chefs-lieux de département, il y a trente ans, on ne trouvait ni un architecte, ni un entrepreneur, ni un chef d'atelier, ni un ouvrier en état de diriger et d'exécuter des travaux quelque peu importants. Il suffit, pour avoir la preuve de ce que nous disons ici, de regarder en passant les églises, mairies, les marchés, hôpitaux, etc., bâtis de 1815 à 1835, et qui sont restés debout dans les villes de province (car beaucoup n'ont eu qu'une durée éphémère). Les neuf dixièmes de ces édifices (nous ne parlons pas de leur style) accusent une ignorance douloureuse des principes les plus élémentaires de la construction. La centralisation conduisait, en fait d'architecture, à la barbarie. Le savoir, les traditions, les méthodes, l'exécution matérielle, se retiraient peu à peu des extrémités. Si encore, à Paris, une école dirigée vers un but utile et pratique avait pu rendre aux membres éloignés des artistes capables de diriger des constructions, les écoles provinciales n'auraient pas moins été perdues, mais on aurait ainsi renvoyé sur la surface du territoire des hommes qui, comme cela se voit dans le service des ponts et chaussées, maintiennent à un niveau égal toutes les constructions entreprises dans les départements. L'école d'architecture établie à Paris, et établie à Paris seulement, songeait à toute autre chose; elle formait des lauréats pour l'Académie de France à Rome, bons dessinateurs, nourris de chimères, mais fort peu propres à diriger un chantier en France au XIXe siècle. Ces élus, rentrés sur le sol natal après un exil de cinq années, pendant lequel ils avaient relevé quelques monuments antiques, n'ayant jamais été mis aux prises avec les difficultés pratiques du métier, préféraient rester à Paris, en attendant qu'on leur confiât quelque oeuvre digne de leur talent, au labeur journalier que leur offrait la province. Si quelques-uns d'entre eux retournaient dans les départements, ce n'était que pour occuper des positions supérieures dans nos plus grandes villes. Les localités secondaires restaient ainsi en dehors de tout progrès d'art, de tout savoir, et se voyaient contraintes de confier la direction des travaux municipaux à des conducteurs des ponts et chaussées, à des arpenteurs, voire à des maîtres d'école un peu géomètres. Certes, les premiers qui pensèrent à sauver de la ruine les plus beaux édifices sur notre sol, légués par le passé, et qui organisèrent le service des monuments historiques, n'agirent que sous une inspiration d'artistes. Ils furent effrayés de la destruction qui menaçait tous ces débris si remarquables, et des actes de vandalisme accomplis chaque jour avec la plus aveugle indifférence; mais ils ne purent prévoir tout d'abord les résultats considérables de leur oeuvre, au point de vue purement utile. Cependant ils ne tardèrent point à reconnaître que plus les travaux qu'ils faisaient exécuter se trouvaient placés dans des localités isolées, plus l'influence bienfaisante de ces travaux se faisait sentir et rayonnait, pour ainsi dire. Après quelques années, des localités où l'on n'exploitait plus de belles carrières, où l'on ne trouvait ni un tailleur de pierre, ni un charpentier, ni un forgeron capable de façonner autre chose que des fers de chevaux, fournissaient à tous les arrondissements voisins d'excellents ouvriers, des méthodes économiques et sûres, avaient vu s'élever de bons entrepreneurs, des appareilleurs subtils, et inaugurer des principes d'ordre et de régularité dans la marche administrative des travaux. Quelques-uns de ces chantiers virent la plupart de leurs tailleurs de