Il nous faudrait citer la plus grande partie de ce texte pour montrer combien son auteur s'était avancé dans l'étude et l'appréciation de ces arts du moyen âge, et comme la lumière se faisait au sein des ténèbres répandues autour d'eux. «C'est», dit M. Vitet après avoir montré clairement que l'architecture de ces temps est un art complet, ayant ses lois nouvelles et sa raison, «faute d'avoir ouvert les yeux, qu'on traite toutes ces vérités de chimères et qu'on se renferme dans une incrédulité dédaigneuse» 15.
Alors M. Vitet avait abandonné l'inspection générale des monuments historiques; ces fonctions, depuis 1835, avaient été confiées à l'un des esprits les plus distingués de notre époque, à M. Mérimée.
C'est sous ces deux parrains que se forma un premier noyau d'artistes, jeunes, désireux de pénétrer dans la connaissance intime de ces arts oubliés; c'est sous leur inspiration sage, toujours soumise à une critique sévère, que des restaurations furent entreprises, d'abord avec une grande réserve puis bientôt avec plus de hardiesse et d'une manière plus étendue. De 1835 à 1848, M. Vitet présida la commission des monuments historiques, et pendant cette période un grand nombre d'édifices de l'antiquité romaine et du moyen âge, en France, furent étudiés, mais aussi préservés de la ruine. Il faut dire que le programme d'une restauration était alors chose toute nouvelle. En effet, sans parler des restaurations faites dans les siècles précédents, et qui n'étaient que des substitutions, on avait déjà, dès le commencement du siècle, essayé de donner une idée des arts antérieurs par des compositions passablement fantastiques, mais qui avaient la prétention de reproduire des formes anciennes. M. Lenoir, dans le Musée des monuments français, composé par lui, avait tenté de réunir tous les fragments sauvés de la destruction, dans un ordre chronologique. Mais il faut dire que l'imagination du célèbre conservateur était intervenue dans ce travail plutôt que le savoir et la critique. C'est ainsi, par exemple, que le tombeau d'Héloïse et d'Abélard, aujourd'hui transféré au cimetière de l'Est, était composé avec des arcatures et colonnettes provenant du bas côté de l'église abbatiale de Saint-Denis, avec des bas-reliefs provenant des tombeaux de Philippe et de Louis, frère et fils de saint Louis, avec des mascarons provenant de la chapelle de la Vierge de Saint-Germain des Prés, et deux statues du commencement du XIVe siècle. C'est ainsi que les statues de Charles V et de Jeanne de Bourbon, provenant du tombeau de Saint-Denis, étaient posées sur des boiseries du XVIe siècle arrachées à la chapelle du château de Gaillon, et surmontées d'un édicule de la fin du XIIIe siècle; que la salle dite du XIVe siècle était décorée avec une arcature provenant du jubé de la sainte Chapelle et les statues du XIIIe siècle adossées aux piliers du même édifice; que faute d'un Louis IX et d'une Marguerite de Provence, les statues de Charles V et de Jeanne de Bourbon, qui autrefois décoraient le portail des Célestins, à Paris, avaient été baptisées du nom du saint roi et de sa femme 16. Le Musée des monuments français ayant été détruit en 1816, la confusion ne fit que s'accroître parmi tant de monuments, transférés la plupart à Saint-Denis.
Par la volonté de l'empereur Napoléon Ier, qui en toute chose devançait son temps, et qui comprenait l'importance des restaurations, cette église de Saint-Denis était destinée, non-seulement à servir de sépulture à la nouvelle dynastie, mais à offrir une sorte de spécimen des progrès de l'art du XIIIe au XVIe siècle en France. Des fonds furent affectés par l'empereur à cette restauration, mais l'effet répondit si peu à son attente dès les premiers travaux, que l'architecte alors chargé de la direction de l'oeuvre, dut essuyer des reproches assez vifs de la part du souverain, et en fut affecté au point, dit-on, d'en mourir de regret.
Cette malheureuse église de Saint-Denis fut comme le cadavre sur lequel s'exercèrent les premiers artistes entrant dans la voie des restaurations. Pendant trente ans elle subit toutes les mutilations possibles, si bien que sa solidité étant compromise, après des dépenses considérables et après que ses dispositions anciennes avaient été modifiées, tous les beaux monuments qu'elle contient, bouleversés, il fallut cesser cette coûteuse expérience et en revenir au programme posé par la commission des monuments historiques en fait de restauration.
Il est temps d'expliquer ce programme, suivi aujourd'hui en Angleterre et en Allemagne, qui nous avaient devancés dans la voie des études théoriques des arts anciens, accepté en Italie et en Espagne, qui prétendent à leur tour introduire la critique dans la conservation de leurs vieux monuments.
Ce programme admet tout d'abord en principe que chaque édifice ou chaque partie d'un édifice doivent être restaurés dans le style qui leur appartient, non-seulement comme apparence, mais comme structure. Il est peu d'édifices qui, pendant le moyen âge surtout, aient été bâtis d'un seul jet, ou, s'ils l'ont été, qui n'aient subi des modifications notables, soit par des adjonctions, des transformations ou des changements partiels. Il est donc essentiel avant tout travail de réparation, de constater exactement l'âge et le caractère de chaque partie, d'en composer une sorte de procès-verbal appuyé sur des documents certains, soit par des notes écrites, soit par des relevés graphiques. De plus, en France, chaque province possède un style qui lui appartient, une école dont il faut connaître les principes et les moyens pratiques. Des renseignements pris sur un monument de l'Île de-France ne peuvent donc servir à restaurer un édifice de Champagne ou de Bourgogne. Ces différences d'écoles subsistent assez tard; elles sont marquées suivant une loi qui n'est pas régulièrement suivie. Ainsi, par exemple si l'art du XIVe siècle de la Normandie séquanaise se rapproche beaucoup de celui de l'Île-de-France à la même époque, la renaissance normande diffère essentiellement de la renaissance de Paris et de ses environs. Dans quelques provinces méridionales, l'architecture dite gothique ne fut jamais qu'une importation; donc un édifice gothique de Clermont, par exemple, peut être sorti d'une école, et, à la même époque, un édifice de Carcassonne d'une autre. L'architecte chargé d'une restauration doit donc connaître exactement, non-seulement les styles afférents à chaque période de l'art, mais aussi les styles appartenant à chaque école. Ce n'est pas seulement pendant le moyen âge que ces différences s'observent; le même phénomène apparaît dans les monuments de l'antiquité grecque et romaine. Les monuments romains de l'époque antonine qui couvrent le midi de la France diffèrent sur bien des points des monuments de Rome de la même époque. Le romain des côtes orientales de l'Adriatique ne peut être confondu avec le romain de l'Italie centrale, de la Province ou de la Syrie.
Mais pour nous en tenir ici au moyen âge, les difficultés s'accumulent en présence de la restauration. Souvent des monuments ou des parties de monuments d'une certaine époque et d'une certaine école ont été réparés à diverses reprises, et cela par des artistes qui n'appartenaient pas à la province ou se trouve bâti cet édifice. De là des embarras considérables. S'il s'agit de restaurer et les parties primitives et les parties modifiées, faut-il ne pas tenir compte des dernières et rétablir l'unité de style dérangée, ou reproduire exactement le tout avec les modifications postérieures? C'est alors que l'adoption absolue d'un des deux partis peut offrir des dangers, et qu'il est nécessaire, au contraire, en n'admettant aucun des deux principes d'une manière absolue, d'agir en raison des circonstances particulières. Quelles sont ces circonstances particulières? Nous ne pourrions les indiquer toutes; il nous suffira d'en signaler quelques-unes parmi les plus importantes, afin de faire ressortir le côté critique du travail. Avant tout, avant d'être archéologue, l'architecte chargé d'une restauration doit être constructeur habile et expérimenté, non pas seulement à un point de vue général, mais au point de vue particulier; c'est-à-dire qu'il doit connaître les procédés de construction admis aux différentes époques de notre art et dans les diverses écoles. Ces procédés de construction ont une valeur relative et ne sont pas tous également bons. Quelques-uns même ont dû être abandonnés parce qu'ils étaient défectueux. Ainsi, par exemple, tel édifice bâti au XIIe siècle, et qui n'avait pas de chéneaux sous les égouts des combles, a dû être restauré au XIIIe siècle et muni de chéneaux avec écoulements combinés. Tout le couronnement est en mauvais état, il s'agit de le refaire en entier. Supprimera-t-on