Le dernier chevalier. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'idée de t'envoyer vers moi?

      – Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et ensuite…

      – Ensuite?

      – Vous n'allez pas vous fâcher?

      – Peut-être… Seriez-vous déjà d'accord tous les deux? Venais-tu me demander sa main?

      – Pas tout à fait…

      – Comment! malgré l'insultante répugnance de tes parents?

      – Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui m'aiment bien, mais je vous ai dit: «Pas tout à fait.» Mlle de Vandes sait que je vous admire comme l'un des plus grands citoyens que notre France ait produits et que je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle m'a dit: «Les hostilités sont suspendues, ici sur la frontière; mon oncle est tout seul là-bas, et puisqu'il se cache de nous, c'est qu'il doit tenter quelque suprême bataille. Allez vers lui. Vous êtes brave, vous êtes prudent…»

      – Elle ne te fait pas de méchants compliments, sais-tu, chevalier, notre Jeanneton! By Jove! elle a raison! Ce que c'est que l'âge, Nicolas! j'ai vécu entre vous deux pendant plus de six mois et je ne me suis aperçu de rien! Quand le corps de ton jeune maréchal M. de Castries arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le régiment d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc, je fermai mes portes. Notre deuil n'avait rien à faire avec la gaieté de ces brillants et joyeux officiers français qui riaient sous nos grands arbres du matin au soir en attendant la fête de la bataille. Jeanne, mon admirable femme, a beau être forte comme une Romaine, elle regrette un peu son diadème de princesse, tout en pleurant sur l'abaissement de la France en ces pays d'outre-mer où nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse! Jeannette, Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit par la pensée le héros malheureux que Dieu lui a donné pour époux. Le brave Bussy donne peu de ses nouvelles; il a trop souvent l'épée à la main pour trouver le loisir de prendre la plume. Le rêve de Jeannette serait de le rejoindre et de partager sa vie de périls. Lui ne veut pas. Dans sa dernière lettre, il disait: «Je n'ai plus de place pour toi, bien-aimée, je couche avec la mort…»

      – Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-là est un saint!

      Et Madeleine Homayras elle-même, de l'autre côté de la cloison, sentait battre son cœur.

      – Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait à grand'peine sa douloureuse émotion, avait perdu les sourires de son âge. Elle est l'âme de notre famille, et quand nous souffrons, c'est dans son cher petit cœur que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre maison n'était pas bonne pour MM. les officiers; et les soldats disaient, jouant sur le nom de mon ermitage: «Ce n'est pas un cloître, ici, c'est un tombeau!» L'idée me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de Soleyrac, parce que mon secrétaire était tombé malade et que je n'avais plus personne pour écrire, sous ma dictée, les requêtes et mémoires nécessités par mon procès. Je lui demandai s'il voulait bien me prêter une belle main de sergent pour remplacer mon copiste… Ah! vive Dieu! c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita la permission de baiser la joue d'un héros… Ce furent ses propres paroles… Ah! vive Dieu! vive Dieu! mes paupières se mouillèrent et ce ne fut pas ma faute. J'ai été maltraité par les paperassiers, c'est vrai, à partir du ministre jusqu'au dernier maraud portant sa plume derrière l'oreille, mais les mains qui tiennent l'épée ont toujours cherché la mienne, et qu'elles soient bénies ces miséricordieuses et vaillantes mains de nos soldats! Elles refont sans cesse l'honneur de la France, à mesure que les rats de l'écritoire nous trahissent et nous déshonorent!

      Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de vin d'Arbois dans son coin, tant elle trouvait cela juste et bien dit. Nicolas écoutait, comme s'il eût entendu pour la première fois cette histoire qui était pourtant la sienne propre.

      – Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix, ce fut toi qui vins, le lendemain, peut-être le soir même.

      – Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au lendemain!

      – Et maintenant que j'y pense, mon drôle, tu avais déjà ton idée.

      – Parbleu! fit le chevalier.

      – Parbleu! répéta Madeleine enchantée.

      – Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix presque gaiement, on ne vit jamais un si bon secrétaire que toi, chevalier! Ecriture médiocre, mais lisible et rapide. Toujours prêt, à toute heure! complaisant comme un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et attisant les pauvres petits moments de joie que la bonté de la Providence laisse de temps en temps aux désespérés, trouvant le mot propre quand il manque, aidant la mémoire qui s'en va… car, Dieu me pardonne, tu connaissais d'avance mes faits et gestes mieux que moi-même!

      – Je vous aimais, M. le marquis, voilà tout, dit simplement Nicolas, et votre merveilleuse histoire avait été l'admiration de ma jeunesse.

      – Et puis, ajouta Dupleix, il paraît que tu admirais encore une autre personne au Cloître…

      – Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur, ça m'amuse!

      Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa.

      Madeleine dit en se servant à boire:

      – C'est sûr que ce mariage-là s'arrangerait sans les parents du Vigan, et tout irait comme une lettre à la poste!

      – Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous étions une paire d'amis, nous deux, toi et moi; au bout de quatre jours, je te tutoyais comme si je t'avais fait faire ta première communion. La semaine n'était pas passée que ma femme te traitait en fils…

      – Chère et noble amie! murmura Nicolas.

      – Tout marchait donc supérieurement, quand je reçus une lettre confidentielle de mon procureur à Paris qui m'annonçait que la compagnie, voyant avec inquiétude la bonne situation de mes affaires, avait eu l'idée de m'intenter une action reconventionnelle, comme ils disent. Sais-tu ce que c'est?

      – Non, répondit Nicolas, mais je m'en doute un peu.

      – Eh bien! voilà: tu réclames dix pistoles à un camarade, n'est-ce pas; il ne nie point la dette, parce que tu as des témoins, mais il te répond: «Vos dix pistoles étaient fausses. Pour les avoir mises en circulation, j'ai été arrêté, emprisonné, traîné en jugement, condamné, juché au pilori, marqué et même pendu! En conséquence, j'adresse requête pour qu'il plaise à la cour de vous contraindre par les voies de droit, et ce par corps, à me payer cent louis de dommages-intérêts, et aux frais, qui sont de quatre cents écus.»

      – C'est pourtant ça, dit Madeleine, la justice!

      – Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor, Bombay, le Carnatic et le Dekkan, ce n'était pas de la fausse monnaie, cela!

      – Quod erat probandum, mon gars: c'est ce qu'il s'agit de démontrer. La compagnie a le bras long, le ministère a les poches larges… je ne dis pas cela pour ton vénéré cousin, au moins: M. de Choiseul est l'austérité même; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou une aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela coûte cher… Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize millions qu'elle me doit, sans compter les intérêts, la Compagnie a de quoi multiplier les petits cadeaux qui entretiennent l'amitié entre elle et la cour… Asseois-toi là.

      Il montrait une petite table couverte de papiers.

      Le chevalier obéit aussitôt.

      – Ho! infanterie! commanda Dupleix.

      C'était le garde à vous! de 1759. Le chevalier prit la plume.

      – Portez armes!

      Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en arrêt à un demi-pouce d'une feuille de papier blanc. Dupleix dicta:

      «Au Roi…»

      Mais, se ravisant aussitôt, il demanda:

      – Mon fils, es-tu bien sûr que les hostilités