Parmi mes lecteurs, ceux qui ont le malheur d'avoir des souvenirs datant de plus de vingt ans, pourraient retrouver au fond de leur mémoire un nom contemporain qui eut, dans des proportions infiniment moindres, le lustre mystérieux et romanesque du nom de Dupleix. Pendant un moment, en effet, Paris connut et célébra avec enthousiasme ce jeune gentilhomme qui jouait et perdait si brillamment sa vie pour nous donner les champs d'or de la Sonora. On ne se souvient plus beaucoup aujourd'hui de Raousset-Boulbon, le silence s'est fait sur sa tombe, comme il se fait, hélas! autour de tous ceux qui meurent pour nous trop loin de nous; mais au commencement du second empire, combien de jeunes cœurs palpitèrent au récit de ses chevaleresques efforts!
Ainsi en est-il deux ou trois fois par siècle chez nous, qui sommes, à ce qu'on dit, le plus généreux peuple du monde. Tous ceux qui essayèrent de nous faire grands au delà de la mer finirent dans le délaissement et dorment dans l'oubli, depuis l'héroïque Mantbars apportant les Indes espagnoles à Louis XIV jusqu'à ce cher Raousset-Boulbon qui tomba de nos jours, assassiné par la couardise mexicaine, en invoquant vainement le nom de la France.
Le pouvoir change de mains; les tribuns escamotent le sceptre des rois, les empereurs mettent la langue des tribuns dans leurs poches, rien ne dure, excepté notre ingratitude pleine de gaieté et notre spirituel parti pris de rire au nez de nos martyrs.
L'Angleterre a fait son immense fortune en ramassant ce qui tombait des mains de nos conquérants désavoués que nous nommons volontiers des aventuriers pour excuser le crime de notre abandon. Mais, de bonne foi, était-ce bien un aventurier, ce Joseph Dupleix, qui, revêtu d'une dignité officielle, se rendit maître, au nom de la France, des plus opulentes contrées de l'univers, qui livra et gagna, avec des soldats réguliers français, nombre de batailles rangées, qui institua des rois, qui gouverna des peuples, qui refusa d'usurper la souveraine puissance avec le titre d'empereur et qui ébranla la puissance anglaise jusqu'au plus profond de ses assises?
Remplacez Louis XV par un roi, M. de Choiseul par un ministre moins pensionné de l'étranger; extirpez ce vénéneux champignon, la Pompadour: l'empire des mers changeait de mains, l'Inde était française au lieu d'être anglaise, et ce bonhomme Joseph devenait un géant dans l'histoire du monde!
L'opinion populaire comprenait vaguement cela; elle voit très souvent juste quand elle n'est pas empoisonnée par les furieuses convoitises de ses meneurs. Il y avait chez la veuve Homayras un instinct de respect pour son locataire, dont elle avait deviné le nom. Elle lui voulait du bien. Aussi l'avons-nous vue garder une demi-discrétion vis-à-vis de M. Marais, l'inspecteur de police, qui la dominait pourtant deux fois par l'attrait de sa personne et par sa position officielle. Elle lui avait, à la vérité, proposé le libre exercice de son observatoire, mais c'était, comme nous le verrons, dans de bonnes intentions, et elle n'avait rien dit de ce qu'elle savait, quoiqu'elle sût beaucoup.
Remettons-nous avec elle aux écoutes, le soir de l'arrivée du chevalier Nicolas.
À la dernière question de M. Joseph coupant si brusquement l'éloge dithyrambique de la princesse Jeanne pour demander des nouvelles de Jeanneton, le chevalier Nicolas, qui jusqu'alors avait écouté avec une religieuse déférence, rougit tout à coup, comme une jeune fille, et Madeleine se dit:
– Bon! celui-là est un amoureux! Pas bête! car les Dupleix, malgré tout, ont peut-être apporté de là-bas des roupies plein leurs malles!
M. Nicolas, cependant, répondait à la question de son vieil ami, concernant Jeanneton:
– C'est sur l'ordre de Mlle de Vandes que j'ai quitté mon régiment avec un congé. Elle n'y pouvait plus tenir de l'envie qu'elle avait de savoir où vous en êtes de vos affaires. Elle a pour vous, qui êtes plus que son père, un véritable culte.
– Chère Jeanneton! murmura le bonhomme. Son cœur est encore plus beau que son visage… Mais comment te donne-t-elle des ordres, garçon? Je suppose que toi, plein de bon sens, comme tu es, et d'honnêteté, et de fierté, car je ne connais pas de cœur mieux placé que le tien, tu n'as pas la folie d'élever tes vœux jusqu'à ma nièce?
– Ah! se dit Madeleine: l'orgueil! C'est dur à tuer… je m'intéresse à ces tourtereaux-là, moi!
Et ses yeux, friands d'attendrissement, se mouillèrent comme si elle eut assisté à la représentation d'une tragédie bourgeoise du bon Nivelle de la Chaussée, ancêtre humide de tous nos mélodrames à mouchoirs.
Nicolas, au contraire, sourit et répliqua:
– Nous voilà bien! Mes affaires de cœur sont en aussi piteux état d'un côté que de l'autre. Je ne sais pas comment mes parents ont appris, là-bas, au Vigan, que mon régiment a ses quartiers aux environs de votre ermitage du pays de Gueldre, mais ils m'écrivent lettres sur lettres pour me dire de me garder de vous et de la belle des belles…
– Auraient-ils honte? s'écria le bonhomme en se redressant.
– Honte! répéta le chevalier Nicolas; non certes; mais ils ont peur, sachant que Dupleix est trop grand pour certaines petites gens, et que M. mon cousin de Choiseul, notamment, ne le tient pas en fort amicale odeur, à cause des Anglais, que M. mon cousin ménage.
– C'est vrai, pensa tout haut Dupleix, tu es petit cousin du ministre, toi!
– La peste! se disait de son côté Madeleine: en voici un qui ne se mouche pas du pied! Je vais me tenir sur son passage quand il s'en ira, pour le saluer de la belle manière! Un cousin du ministre!
– Quant à l'audace que j'aurais eue, poursuivit le chevalier, d'élever mes pensées jusqu'à Jeanne de Vandes, votre nièce, je ne dis ni oui ni non, mon respectable ami. Les pensées d'un chacun vont où elles veulent, et les chiens regardent bien les évêques!
– Bravo! pensa Madeleine: c'est un vrai cœur que ce grand garçon-là!
Joseph Dupleix lui-même n'avait point l'air trop mécontent de cette réponse à la fois badine et franche, prononcée avec douceur, mais ponctuée d'un regard loyal et droit.
– Ah! fit-il, ne te fâche pas, garçon; j'ai grimpé si haut, un jour, en ma vie, que je ne peux pas me déshabituer de faire la roue, tout déplumé que je suis. Y a-t-il longtemps que tu as quitté le Cloître?
Le Cloître (Kloster) était le nom de la résidence très modeste où Dupleix avait abrité sa famille, loin de Paris, au début de son interminable procès contre la Compagnie des Indes. Il y a quantité de lieux ainsi nommés en Allemagne, surtout dans les districts catholiques qui avoisinent les Pays-Bas. Nous connaissons déjà Kloster-Seven, où M. de Richelieu cueillit les fleurs sculptées de son pavillon de Hanovre. Le Kloster de la famille Dupleix, appelé Kloster-camp, quoique la petite ville de ce nom en fût éloignée de plus d'une lieue, devait acquérir une célébrité d'un genre bien différent, non point à cause de Dupleix lui-même, mais grâce à son jeune compagnon, en qui vous avez déjà deviné notre dernier chevalier.
Celui-ci répondit:
– Voici deux longues semaines que j'ai quitté la Gueldre, avec une permission de douze jours seulement, et j'ai passé tout ce temps-là à courir d'auberge en auberge pour vous découvrir. J'ai cru que je ne vous trouverais jamais!
– Garçon, dit Dupleix en souriant tristement, les vieux cerfs qui n'ont plus de jarret apprennent la science de ruser. J'espère que, pendant ces quinze jours, tu as rendu plus d'une fois tes devoirs à M. le duc de Choiseul; on le dit fort enclin à pousser ceux de sa famille.
– Oui, répondit le chevalier, on le dit et, dès cet automne, MM. les officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient colonel pour se moquer de moi.
– Colonel d'abord, général ensuite… Ton père et ta mère n'ont pas tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux fou. Certes, tu ferais un mauvais marché en épousant notre pauvre Jeanneton, qui est la fille d'adoption d'un homme en disgrâce: aussi, je te prie de n'y plus songer, mon ami; je t'en prie sérieusement… Combien de fois as-tu été voir le ministre?
– Pas une seule