Le nabab était inconstant par système. Il se serait fatigué bien vite des fleurs et des arbres, mais il n'aimait pas à voir son caprice contrarié avant l'heure de la satiété.
Il fit appeler Nehemiah Jones, son majordome, et il lui dit:
– M. Jones, ne pourrait-on mettre mon jardin en serre?
– Si c'est la volonté de milord, répliqua Nehemiah Jones le plus simplement du monde, pourquoi non?
Il eût semblé, en vérité, à entendre ce brave Anglais, que la volonté de milord était la règle de l'univers.
Milord répondit:
– C'est ma volonté, M. Jones.
Nous ferons remarquer en passant que ce titre de lord, appliqué à Montalt, était de pure convention. L'Angleterre ne prodigue pas ainsi la seigneurie: seulement, tout million est noble pour les pauvres gens. Montalt, d'ailleurs, n'y tenait point, et se vantait volontiers d'être sorti du peuple.
Nehemiah Jones salua et se retira. Quelques heures après, une armée d'ouvriers envahissait le jardin, au-dessus duquel s'éleva comme par enchantement une toiture transparente.
Cela coûta un prix insensé. Mais Nehemiah Jones revint dire à Montalt un beau matin:
– Milord, on a mis en serre le jardin de Votre Seigneurie.
C'était bien la perle des majordomes, que ce Nehemiah Jones.
Paris s'est ému, un jour, ému pour tout de bon vraiment, parce qu'on lui a ouvert, moyennant un franc d'entrée, un Éden qui se nommait le Jardin d'Hiver, et qui était grand comme la salle des Pas-Perdus, au Palais de Justice. Le parc de Montalt aurait contenu à l'aise une demi-douzaine de Jardins d'Hiver.
Jugez si Paris se mit en fièvre! Les premiers qui entendirent parler de cette merveille n'y voulurent point croire; puis, comme on racontait des détails précis, vraisemblables, circonstanciés, les moins curieux désirèrent voir.
Mais il ne s'agissait pas ici de donner un franc et de confier au contrôle sa canne ou son parapluie: personne n'entrait, sinon les amis de Montalt, ou encore les protégés de Nehemiah Jones.
C'est à peine si, des fenêtres hautes du faubourg, on voyait briller à travers les arbres, dans ce pays de jardins et de bosquets, l'immense voûte de verre; mais on n'en grimpait pas moins aux mansardes et c'étaient souvent de belles dames qui laissaient en bas leurs équipages pour entreprendre cette ascension.
Il y eut des grisettes aussi pauvres qu'honnêtes qui gagnèrent trois cents livres de rente à prêter ainsi leur modeste asile, d'où l'on apercevait le dôme des Invalides, le Val-de-Grâce, l'Institut, la Salpêtrière, mais non du tout le mystérieux paradis du nabab.
Le champ était ouvert aux suppositions, aux descriptions apocryphes, à la poésie des nouvellistes rêveurs, et Dieu sait que nul ne se faisait faute d'avoir en poche son petit plan du jardin miraculeux! On en comptait les berceaux, les grottes et les statues. Plus il était difficile d'y pénétrer, plus il y avait de véritable gloire à dire: «Je l'ai vu.»
Personne ne s'en privait. Et comme le thème descriptif était varié par l'imagination de chacun, l'idée que s'en faisaient les simples dépassait toutes les limites du merveilleux.
Les uns, frottés de saine littérature, refaisaient tout doucement les bosquets d'Armide, ou l'Éden de Milton; les autres prouvaient certaines connaissances d'histoire naturelle en décrivant les mille plantes des plates-bandes et des corbeilles; d'autres enfin, prenant soin d'animer la scène, montraient le beau nabab errant sous ses féeriques ombrages, au milieu d'un essaim d'almées.
Car l'idée du sérail de Montalt avait franchi le détroit, et ceux qui avaient aperçu, par hasard, Séid et son noir compagnon, leur confiaient tout naturellement la garde d'un harem nombreux et choisi.
Quant à l'idée qu'on se faisait de la richesse du nabab, c'était quelque chose de prodigieux et de fou. Ceux qui ne voulaient pas exagérer disaient seulement qu'il était plus riche que le roi; mais le commun des croyants ne cherchait pas même une comparaison.
Les hâbleurs parlaient de fourgons chargés d'or…
Et de tout cela se dégageait une sorte de crainte superstitieuse. Un homme qui disposait de tels trésors devait être au-dessus des lois du monde et se rire des barrières imposées à la foule.
Parmi tous ces on dit, le vrai avait sa part, le faux la sienne. Ce qu'il faut affirmer, c'est que ce fameux jardin n'avait point peut-être son pareil en Europe.
Quant à l'hôtel, œuvre d'une ère sensuelle s'il en fut, Montalt l'avait orné suivant son goût bizarre. Là, se mêlaient aux voluptueux souvenirs de notre xviiie siècle, les molles délices des mœurs asiatiques. Le confort anglais brochait sur le tout et doublait l'originalité de cet hybride accord.
Boucher se trouvait avoir jeté en grappes ailées ses Amours dodus sur les panneaux d'une salle que Montalt avait fait daller de marbre et où des tuyaux lançaient l'eau tiède et parfumée des bains, suivant la mode de Tebriz ou de Dir. Sous les tentures se montraient encore les guirlandes de fleurs et de fruits. Les vives couleurs des pans de cachemire faisaient tort aux nuances un peu passées qui chatoient encore aux robes des marquises-bergères de Watteau.
Et tout près, à dix pas de ces coussins paresseusement amoncelés, l'attirail austère du sport britannique.
Le palais de Montalt réunissait la mollesse du xviiie siècle aux mollesses de l'Orient, sans craindre le voisinage des modes roides du gentlemanry pur sang.
Car Montalt, malgré toute sa puissance, ne pouvait façonner que le dedans à sa guise. Entre les murs de l'hôtel ses souvenirs pouvaient prendre une forme et lui rendre aisément l'aspect aimé de sa vie indienne; il pouvait se croire encore à Mascate, ou parcourant en vainqueur, avec ses cipayes, un coin de la Perse, une province du Kaboul…
Mais au dehors, c'était l'Europe. Impossible de refaire les mœurs de tout le monde. Au lieu du palanquin asiatique aux balancements indolents, il fallait le fougueux attelage.
Et point n'est besoin de dire que les écuries du nabab n'avaient pas de rivales dans Paris.
La richesse, le luxe prodigue et somptueux étendaient comme un vernis sur les contrastes trop heurtés qui eussent pu déparer la demeure de Montalt. Le désordre est plus beau parfois que toute symétrie. Cela était beau comme le désordre.
Montalt était là, d'ailleurs, servant lui-même de lien vivant à toutes ces choses disparates, et adoucissant les contrastes, à force de présenter en sa propre personne tous les contrastes réunis.
C'était son œuvre; l'œuvre achevée, il n'y songeait plus guère, et vivait là comme il eût vécu ailleurs, indifférent à ces merveilles créées avec tant de passion.
Suivant la morale commune, qui est assurément la meilleure, il menait là, dans sa délicieuse retraite, une existence assez peu exemplaire.
Les trois dieux idiots du vaudeville: le jeu, le vin, les belles, étaient sa religion.
Il buvait comme un vrai lord; il jouait comme un possédé du diable; il aimait comme don Juan. Où son inconstant amour n'avait-il pas été, depuis les pécheresses divinisées par la mode et se faisant une gloire de leur galanterie, jusqu'à ces Madeleines modestes qui glissent et tombent derrière le voile? Depuis Lola, notre belle Lola, madame la marquise d'Urgel, jusqu'à telle jolie dame, que Lovelace lui-même eût craint d'attaquer.
Il est vrai de dire, pourtant, que Montalt n'opérait jamais de séductions et n'abusait de personne. Il n'avait ni le temps, ni le vouloir. Pour séduire, il faut au moins un semblant d'amour, et la comédie jouée eût fatigué Montalt presque autant que la réalité même…
Elles l'eussent aimé, car il était généreux, noble, brave et beau comme un demi-dieu; elles l'aimaient peut-être. C'était malgré lui et à son insu. Lui n'aimait