Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 4. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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vous, mes belles… reprit gaiement madame Cocarde, comment avons-nous dîné aujourd'hui?.. Je m'intéresse à cela, moi, parce que je vous aime.

      Les deux jeunes filles ne répondirent point. Sous la paupière brûlante de Cyprienne, il y avait une larme d'angoisse.

      – Eh bien?.. continua la principale locataire; on ne veut donc pas me dire ses petits secrets de ménage?.. On a honte peut-être?.. Mon Dieu! mes anges, je fais la part des différences de situation… Je pense bien que vous ne vivez pas d'ortolans… Tenez, voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous avez mangé aujourd'hui… Une bonne soupe… un bœuf aux choux et du fromage…

      Pour la faim mortelle des deux pauvres filles, ce simple menu était plus appétissant que la carte la plus recherchée du dîner de madame Cocarde.

      – Mon Dieu! mon Dieu! fit tout bas Cyprienne.

      Le rouge monta au visage de Diane.

      – Vous avez deviné à peu près, madame, dit-elle; mais, je vous le répète… nous sommes contentes de ce que nous avons.

      – Voilà de la vraie philosophie, mon ange!.. Eh bien! moi, je suis désolée… désolée de voir de charmantes filles comme vous dans la misère…

      – Madame…

      – Pas de colère, mon enfant!.. Se montrer orgueilleuse vis-à-vis d'une véritable amie, c'est avoir un mauvais cœur!.. Fâchez-vous tant que vous voudrez, du reste, vous ne m'empêcherez pas de dire ce que je pense… J'ai le cœur serré, voyez-vous, chaque fois que j'entre dans cette chambre… Deux pauvres chaises, un grabat… Cette harpe qui est seule maintenant, parce que vous avez vendu l'autre, je parie…

      – Madame!.. dit encore Diane.

      La principale locataire prit ses deux mains qu'elle joignit avec celles de Cyprienne:

      – Je vous assure que je vous aime, mes pauvres enfants!.. prononça-t-elle d'un accent pénétré; ayez confiance en moi, je vous supplie!.. Je suis plus vieille que vous… J'ai plus d'expérience… Laissez-moi vous sauver!

      Ce n'était pas la première fois que madame Cocarde parlait ainsi. Diane et Cyprienne avaient leurs raisons pour suspecter la franchise de ses paroles; et pourtant, telle est la confiance de cet âge, que les deux jeunes filles relevèrent sur la principale locataire leurs regards émus et presque crédules.

      – Des robes d'indienne en plein hiver, reprit madame Cocarde, pas de feu!.. à peine une misérable chandelle… et pour soutenir ces jolis corps si délicats, si charmants, une nourriture grossière… peut-être insuffisante…

      Elle sentit frémir la main de Cyprienne.

      – N'est-ce pas?.. poursuivit-elle, insuffisante?..

      – Oh!.. murmura Cyprienne, par grâce, ne nous parlez plus de tout cela, madame; si vous saviez ce que je souffre!..

      – Hein? fit madame Cocarde avec curiosité.

      Diane regarda sa sœur à la dérobée; son front devint pourpre; elle releva les yeux sur madame Cocarde et dit à voix basse:

      – Elle souffre… parce qu'il y a deux jours qu'elle n'a mangé.

      – Deux jours!.. répéta froidement la petite femme; moi qui ai mal à l'estomac quand j'oublie mon second déjeuner… C'est bien long!

      Elle retira sa main pour la replonger dans la poche de sa douillette.

      – Deux jours!.. répéta-t-elle encore, mais cette fois avec lenteur et comme en faisant un retour sur elle-même; moi aussi… ces choses-là ne s'oublient pas… moi aussi, j'ai été deux jours sans manger… Bon Dieu! mes filles, tout le monde a passé par là… C'est le coup d'éperon qui force à faire le premier pas… et je vous promets que les autres pas ne coûtent guère…

      Cette froideur subite refoulait l'émotion des deux jeunes filles, et Diane regrettait déjà son aveu.

      – Oh! oh! continua la petite femme en suivant le cours de ses réflexions; je savais bien que vous n'étiez pas millionnaires! mais deux jours sans manger!.. Ah çà! le métier ne va donc pas du tout, du tout?..

      Comme Diane ne répondait point, madame Cocarde tourna les yeux vers elle et changea brusquement de visage. Sa froideur disparut pour faire place à cette douceur mielleuse et riante qu'elle savait donner à sa physionomie.

      – Vous me voyez anéantie, mes beaux anges, dit-elle. Comment!.. si près de moi… de moi qui vous porte un intérêt si véritable!.. Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que je vous ai dit dans le temps?

      La voix de Diane prit un accent hautain et sévère.

      – Nous avons tâché de l'oublier, madame… répliqua-t-elle.

      – Comme vous êtes ravissante ainsi, mon ange!.. s'écria madame Cocarde qui la regardait avec une sincère admiration; la fierté vous sied comme à une reine!.. Ah! que je voudrais jeter au feu cette petite robe qui m'impatiente et mettre à la place de la soie, du velours, des dentelles!.. Ce serait si facile! et vous me remercieriez tant lorsque vous seriez devenues plus raisonnables!

      Diane, le front haut, les yeux baissés, la joue en feu, était belle, en effet, belle comme l'orgueil de la pudeur.

      – Nous sommes obligées de nous lever dès le matin, madame, dit-elle, et voilà qu'il est bien tard.

      – C'est-à-dire que vous me chassez! s'écria la petite femme, moi, votre meilleure amie!.. Et pourquoi?.. Parce que je veux changer votre misère en bonheur… parce que je suis franche et que je ne puis pas cacher mon dépit de vous voir comme ça sans ressource, vous qui pourriez avoir une maison et de beaux meubles, et tout!

      Elle se leva dans un mouvement tragique, appris quelque part au théâtre, et qui rendait tant bien que mal l'amertume du dévouement méconnu; puis elle ajouta sans s'éloigner encore:

      – Souvenez-vous de ce que je vous dis là!.. J'ai l'expérience… et je vous promets que vous vous mordrez les doigts, mes poulettes, plutôt dix fois qu'une, à cause de votre conduite de ce soir… Mais dame! qui refuse muse!.. On n'attendra pas ces demoiselles jusqu'à la fin du monde… Ah! mon Dieu! mon Dieu! comme si on ne savait pas ça par cœur!.. Nous sommes toutes la même chose!.. On se rebiffe; on fait la petite rageuse; on rejette bien loin la fortune… Puis on se lasse, je dis les plus fières! Et telle qui a repoussé tout l'or de la terre, des bijoux, des toilettes, des rentes… une situation, quoi! prononça madame Cocarde avec emphase, se laisse prendre par un artiste ou un va-nu-pieds.

      Diane fronça le sourcil.

      Madame Cocarde haussa les épaules et se dirigea vers la porte.

      – Voilà comme ça se joue!.. grommela-t-elle en levant les yeux au plafond. Quand je pense que ces petites bégueules-là se laissent mourir de faim auprès de la soupière pleine!.. car je vous le dis encore, quoique ce soit, en conscience, jeter des perles… je m'entends bien!.. oui, mesdemoiselles sans le sou, il y a un monsieur, un millionnaire, qui en fait, pour vous, des pas et des démarches!.. un homme tout ce qu'il y a de mieux!.. et si vous vouliez, demain vous auriez équipage.

      Point de réponse. Diane releva l'oreiller du lit pour faire la couverture.

      Les yeux tendres et clignotants de madame Cocarde eurent un éclair, et sa bouche pincée fit une grimace méchante.

      – Équipage, mademoiselle Diane, répéta-t-elle, vous qui n'avez plus de souliers… entendez-vous?

      Ceci fut dit avec une explosion d'aigreur et de malice. La petite femme mettait bas décidément son masque doucereux pour lâcher bride à sa langue barbelée, mauvaise, griffue comme la patte d'un chat en colère.

      Elle avait encore deux ou trois pas à faire pour atteindre la porte. On allait en entendre de belles.

      La pauvre Cyprienne n'écoutait plus. Diane, elle, avait laissé la couverture à moitié faite. Sa tête se penchait sur son épaule. Un sourire étrange errait autour de sa lèvre. Son front était pensif, et ses grands yeux,