Le Bossu Volume 4. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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plaît-il de vous expliquer, oui ou non, beau masque? prononça M. de Rohan-Chabot qui se leva.

      Le cercle s'était fait autour du petit homme noir. Peyrolles se cachait au second rang, mais il écoutait de toutes ses oreilles.

      – Monsieur le duc, répondit le bossu, nous ne sommes pas plus beaux l'un que l'autre; trêve de compliments… hé hé! ceci, voyez-vous, est une affaire de l'autre monde… un mort qui soulève la pierre de sa tombe… après vingt années, monsieur le duc…

      Il s'interrompit pour grommeler en ricanant:

      – Est-ce qu'on se souvient, ici, à la cour, des gens morts depuis vingt années?..

      – Mais que veut-il dire? s'écria Chaverny.

      – Je ne vous parle pas, M. le marquis, répliqua le petit homme; ce fut l'année de votre naissance… vous êtes trop jeune… je parle à ceux qui ont des cheveux gris.

      Et changeant tout à coup de ton, il ajouta:

      – C'était un galant seigneur… c'était un noble prince… jeune, brave, opulent, heureux, bien-aimé… visage d'archange, taille de héros… il avait tout… tout ce que Dieu donne à ses favoris en ce monde!..

      – Où les plus belles choses, interrompit Chaverny, ont le pire destin.

      Le petit homme lui toucha du doigt l'épaule et dit doucement:

      – Souvenez-vous, M. le marquis, que les proverbes mentent quelquefois, et qu'il y a des fêtes sans lendemain…

      Chaverny devint pâle. Le bossu l'écarta de la main et vint tout auprès de la table.

      – Je parle à ceux qui ont des cheveux gris, répéta-t-il, à vous M. de la Hunaudaye, qui seriez couché maintenant en Flandre sous six pieds de terre, s'il n'eût fendu le crâne du miquelet qui vous tenait sous son genou…

      Le vieux baron resta bouche béante et si profondément ému que la parole lui manqua.

      – A vous, M. de Marillac, dont la fille prit le voile pour l'amour de lui… à vous, M. le duc de Rohan-Chabot, qui fîtes créneler, à cause de lui, le logis de mademoiselle Féron, votre maîtresse… à vous, M. le duc de la Ferté, qui perdîtes un soir contre lui votre château de Senneterre… à vous, M. de la Vauguyon, dont l'épaule ne peut avoir oublié le bon coup d'épée…

      – Nevers! s'écrièrent vingt voix à la fois; Philippe de Nevers!

      Le bossu se découvrit et prononça lentement:

      – Philippe de Lorraine, duc de Nevers, assassiné sous les murs du château de Caylus-Tarrides, le 24 novembre 1696!

      – Assassiné lâchement et par derrière, à ce qu'on dit… murmura M. de la Vauguyon.

      – Dans un guet-apens, ajouta la Ferté.

      – On accusa, si je ne me trompe, dit M. de Rohan-Chabot, M. le marquis de Caylus-Tarrides, père de madame la princesse de Gonzague.

      Parmi les jeunes gens:

      – Mon père m'a parlé de cela plus d'une fois, dit Navailles.

      – Mon père était l'ami du feu duc de Nevers, fit Chaverny.

      Peyrolles écoutait et se faisait petit. Le bossu reprit d'une voix basse et profonde:

      – Assassiné lâchement… par derrière… dans un guet-apens… tout cela est vrai… mais le coupable n'avait pas nom Caylus-Tarrides…

      – Et comment s'appelait-il donc? demanda-t-on de toutes parts.

      La fantaisie du petit homme noir n'était pas de répondre.

      Il poursuivit d'un ton railleur et léger, sous lequel perçait l'amertume:

      – Cela fit du bruit, messieurs!.. Ah! peste! cela fit grand bruit!.. On ne parla que de cela pendant toute une semaine… La semaine d'après, on en parla un peu moins… au bout du mois, ceux qui prononçaient encore le nom de Nevers avaient l'air de revenir de Pontoise…

      – Son Altesse Royale, interrompit ici M. de Rohan, fit l'impossible…

      – Oui, oui… je sais… Son Altesse Royale était un des trois Philippe… Son Altesse Royale voulut venger son meilleur ami… mais le moyen?.. Le château de Caylus est au bout du monde… la nuit du 24 novembre garda son secret… Il va sans dire que M. le prince de Gonzague… – N'y a-t-il point ici, s'interrompit le petit homme noir, un digne serviteur de M. de Gonzague qui a nom M. de Peyrolles?

      Oriol et Nocé se rangèrent pour découvrir le factotum un peu décontenancé.

      – J'allais ajouter, reprit le bossu: il va sans dire que M. le prince de Gonzague, qui était également un des trois Philippe, dut remuer ciel et terre pour venger son ami… Mais tout fut inutile… nul indice!.. nulle preuve!.. Bon gré mal gré, il fallut s'en remettre au temps, c'est-à-dire à Dieu, du soin de trouver le coupable!..

      Peyrolles n'avait plus qu'une pensée: s'esquiver pour aller prévenir Gonzague. Il resta pour savoir jusqu'où le bossu pousserait l'audace dans sa trahison.

      Peyrolles, en voyant revenir sur l'eau le souvenir du 24 novembre, éprouvait un peu la sensation d'un homme qu'on étrangle.

      Le bossu avait raison. La cour n'a point de mémoire. Les morts de vingt années sont vingt fois oubliés. Mais il y avait ici une circonstance tout exceptionnelle. Le mort faisait partie d'une sorte de trinité dont deux membres étaient vivants et tout-puissants: Philippe d'Orléans et Philippe de Gonzague.

      Le fait certain, c'est que vous eussiez dit, à voir l'intérêt éveillé sur toutes les physionomies, qu'il était question d'un meurtre commis hier.

      Si l'intention du bossu avait été de ressusciter l'émotion de ce drame mystérieux et lointain, il avait succès complet.

      – Eh! eh! fit-il en jetant à la ronde un coup d'œil rapide et perçant; eh! eh!.. s'en remettre au Ciel, c'est le pis aller… je sais des gens sages qui ne dédaignent point cette suprême ressource… Eh! eh! franchement, messieurs, on pourrait choisir plus mal… le Ciel a des yeux encore meilleurs que ceux de la police… le ciel est patient… il a le temps… il tarde parfois… des jours se passent, des mois, des années… mais quand l'heure est venue…

      Il s'arrêta. Sa voix vibrait sourdement.

      L'impression produite par lui était si vive et si forte, que chacun la subissait comme si la menace implicite, voilée sous sa parole aiguë, eût été dirigée contre tout le monde à la fois.

      Il n'y avait là qu'un coupable, un subalterne, un instrument: Peyrolles.

      Tous les autres frémissaient.

      L'armée des affidés de Gonzague, entièrement composée de gens trop jeunes pour pouvoir même être soupçonnés, s'agitait sous le poids de je ne sais quelle oppression pénible.

      Sentaient-ils déjà que chaque jour écoulé rivait de plus près la chaîne mystérieuse qui les attachait au maître? Devinaient-ils que l'épée de Damoclès allait pendre, soutenue par un fil, sur la tête de Gonzague lui-même?

      On ne sait. Ces instincts ne se raisonnent point. Ils avaient peur.

      – Quand l'heure est venue, reprit le bossu, et toujours elle vient, que ce soit tôt ou tard… un homme… un messager du tombeau… un fantôme sort de terre, parce que Dieu le veut; cet homme accomplit, malgré lui parfois, la mission fatale… S'il est fort, il frappe… s'il est faible, si son bras est comme le mien et ne peut pas porter le poids du glaive, il se glisse, il rampe, il va… jusqu'à ce qu'il arrive à mettre son humble bouche au niveau de l'oreille des puissants, et tout bas ou tout haut, à l'heure dite, le vengeur étonné entend tomber des nuages le nom révélé du meurtrier.

      Il y eut un grand et solennel silence.

      – Quel nom? demanda M. de Rohan-Chabot.

      – Le connaissons-nous? firent Chaverny et Navailles.

      Le