Non, j'ai à causer avec M. de Montjoie.
Je vais vous mettre d'accord. Père, tu prendras mon bras gauche. Vous, mon ami, mon bras droit.
Enfant gâtée! (Au perron.) Attendez-moi donc!..
SCÈNE IV
Vous auriez mieux aimé suivre ma nièce?
Quelle idée!
Mon Dieu, que cet homme est séduisant! Ah! si je vous avais rencontré dans mon jeune temps… j'aurais été en danger.
Mais non, mais non.
Je vous assure!
Mais non, mais non.
Oh! je me connais, allez!
Pourquoi voulez-vous donc absolument me poser en don Juan?
Vos aventures sont célèbres! Vous êtes un homme romanesque. Votre père vous avait laissé cent mille livres de rentes et vous les avez mangées.
C'est l'histoire éternelle.
Si bien qu'aujourd'hui…
Ma foi, je ne regrette rien. J'ai eu de belles années, tant que j'ai eu des héritages à recueillir. J'ai dévoré deux tantes chanoinesses, consommé six cousins podagres, anéanti trois oncles asthmatiques. Ils ont tous été très gentils. Chacun d'eux a disparu au moment psychologique. Mon dernier oncle, en me léguant sa fortune, a stipulé que je changerais mon nom pour le sien. J'avais fait tant de folies sous le nom de Louis de Bruniquet, que je n'ai pas été fâché de m'appeler à l'avenir Louis de Montjoie.
Et que vous reste-t-il de ces folies?
Le souvenir. C'est quelque chose! J'ai remarqué que les aventures d'amour vous plaisaient beaucoup.
A mon âge… et quand on n'a pas aimé…
On croque les pommes d'autrui.
En imagination. Cela console de ne pas avoir croqué les siennes quand on avait des dents. Que voulez-vous? Je suis une vieille fille. J'ai rêvé d'amour comme une autre: d'amour platonique, bien entendu.
Platonique?
Sachez que c'est celui que les femmes demandent toujours.
Et ne pardonnent jamais.
Aussi, n'ayant pas de roman dans ma vie, je lis ceux qu'on écrit, et j'écoute ceux qu'on raconte. Connaissez-vous la belle Ipsiboë?
Qu'est-ce que c'est que cette dame?
Une dame très bien: l'héroïne d'un roman de M. d'Arlincourt. Elle est amoureuse d'Almaric. Almaric, c'est vous.
Comment, Almaric c'est moi?
C'est-à-dire que vous lui ressemblez. Aussi laissez faire et crier. Vous épouserez ma nièce. Elle sera très heureuse avec vous. Vous êtes si romanesque! Vous admettrez bien que je connaisse Édith, puisque je l'ai élevée dans mes idées.
Cependant, ma chère demoiselle, voilà trois mois que je lui fais une cour assidue.
Les anciens preux attendaient leurs belles pendant des années.
Malheureusement, nous sommes au XIXe siècle.
Une époque de prosaïsme! On se voit, on s'aime, on se marie! Autrefois on allait en Palestine.
Il n'y a plus de Palestine.
On va à Fontainebleau!
J'ai peur que Mlle Édith ne m'aime pas.
Vous n'avez personne à craindre. Ce n'est pas Claude Morisseau, avec ses théories extraordinaires… J'ai vu Édith sourire en l'écoutant: et une jeune fille ne s'éprend que de celui qui la fait rêver. Ce n'est pas M. Delcroix, ni…
Vous ne parlez pas du seul qui soit à redouter: du capitaine Daniel.
Vous êtes fou, mon bon ami. D'abord, c'est un artilleur. Ensuite, c'est un garçon froid, hautain, cassant, et qui n'a rien de romanesque. Je suis sûre qu'il n'a jamais eu qu'une petite existence bourgeoise, très plate et très ordinaire. Il a fait un traité scientifique sur… Comment appelez-vous ça?
Sur l'Hérédité physique et morale d'après la doctrine de Darwin.
Et vous croyez que ma nièce aimera un monsieur qui a fait sur l'hérédité physique et morale?.. Enfin, Édith ne le connaît que depuis deux mois, et voilà huit jours qu'il n'a point paru à la maison.
Vous êtes ma providence. J'aime votre nièce pour elle, non pour sa fortune. Si elle ne veut pas de moi…
Elle voudra de vous!.. D'ailleurs, je vais interroger Édith. Seulement, avant de me prononcer en votre faveur, une question: Êtes-vous bien corrigé? Oh! je sais ce que je veux dire. Une bonne petite passion qui ressusciterait après le mariage… C'est ce que je crains surtout.
Vous avez bien tort, ma chère demoiselle. Certes, j'ai médiocrement vécu, et vous avez le droit de vous méfier. Remarquez pourtant que le passé devrait vous être un sûr garant de l'avenir. Quand on a beaucoup pratiqué les amours faciles, on n'a plus qu'un rêve: être un bon mari très fidèle et très bourgeois. Vous voyez en moi un don Juan? Eh bien! toutes les femmes que j'ai rencontrées ne font pas la monnaie d'une seule Elvire. Oh! mon Dieu, non! En commençant par Mme Rita, danseuse à l'Opéra, et en finissant par Coralie, ma grande passion.
Qu'est-ce que c'était que madame ou mademoiselle Coralie?
C'est assez difficile à dire.
Une cocotte?
Une cocotte… et je l'ai aimée follement. Jugez de ma naïveté! Elle m'a fait souffrir, comme de raison, et m'a mangé un peu de mon cœur et beaucoup de mon argent. En la quittant, j'étais ruiné; l'héritage de mon oncle est venu à point. Après un long voyage, je me suis retiré à Montauban, où je caresse l'espérance d'un bonheur si calme.
Ce qui ne vous empêche pas…
D'être romanesque! Elle y tient.
Confiez-moi le soin de vos affaires. Elles iront bien.
Hum! le capitaine Daniel plaît beaucoup à M. Godefroy.
Aussi, vous aimez ma nièce, et vous égratignez quelquefois son père.
Il m'agace.
Voilà trente ans qu'il m'agace, moi! et je le supporte!
Il se croit un grand collectionneur, et il encombre son musée de