Deux ans ne s'étaient pas écoulés, en effet, que la veuve de Henri de Montmorency, qui avait épuisé toutes les ressources du courage humain, vint demander au couvent de la Visitation de Moulins un refuge contre ses souvenirs et contre son propre cœur. «Une vénération particulière pour saint François de Sales, fondateur de cet ordre, ajoute M. Amédée Renée, une extrême sympathie pour madame de Chantal, qui en était la supérieure, arrêtèrent son choix; puis la maison de Moulins était pauvre, et avait besoin à ses débuts d'une haute assistance204.»
Cette même année, la mère de Chantal, depuis peu rentrée en Savoie, fut appelée une troisième fois à Paris, pour les nécessités de son institut. Elle passa par Moulins, et put enfin voir l'infortunée duchesse de Montmorency, si désireuse, de son côté, de connaître celle dont la vertu l'avait attirée dans cette retraite, qui ne devait pas de sitôt donner à son cœur toujours épris une paix faiblement désirée. De vive voix, comme elle l'avait fait par lettres, la triste veuve demanda à cette mère de la résignation un peu de l'absolue soumission envers la Providence, dont elle semblait être le foyer comme elle en était le docteur.
Mais, dans le cœur de la belle Marie des Ursins, de cette nièce de Marie de Médicis, dont les yeux, au milieu de la cour, n'avaient jamais distingué que son séduisant et volage époux, la douleur était immense, l'apaisement fut long. Madame de Chantal ne put rien, évidemment, à cette première entrevue, et, dans la suite, elle dut y revenir à bien des fois, avec toute la délicatesse de son esprit et l'onction de sa parole, avant de cicatriser l'horrible blessure faite à ce cœur d'épouse aujourd'hui amoureuse d'un tombeau.
Arrivée à Paris au mois de juillet 1634, la mère de Chantal n'en repartit qu'au mois d'avril suivant. Pendant ces neuf mois, elle s'occupa surtout des moyens de conserver l'union entre ses religieuses, qui, depuis l'établissement de la seconde maison du faubourg Saint-Jacques, avaient une tendance que, dès le début, il fallait réprimer à la rivalité et à la division. Elle donna aussi des soins à l'éducation de Marie de Rabutin, alors âgée de huit ans, et dont la grâce précoce était faite pour séduire et attacher sa grand'mère, malgré son austérité et sa lutte contre les joies même les plus légitimes de la terre. A chaque voyage nouveau à Paris, la réputation de madame de Chantal grandissait et lui attirait de plus grands hommages et un plus grand nombre de clients spirituels, qui venaient chercher auprès d'elle des consolations, des exemples et des conseils. «Elle édifioit et contentoit tout le monde; et sa vertu fit tant de bruit que beaucoup de gens en crédit s'employèrent pour la faire demeurer toujours à Paris; mais, ne s'y croyant plus nécessaire, rien ne la put arrêter205.» La mère de Chantal, dans ce voyage, se lia encore plus intimement avec l'autre grand saint de ce temps, Vincent de Paul, fervent admirateur de sa vertu. Elle lui demandait la force et les conseils qu'elle avait si longtemps trouvés auprès de l'évêque de Genève et que le saint de la charité lui prodiguait en vrai père, comme l'avait fait le saint de l'amour divin206.
En se rendant de Paris en Savoie, la mère de Chantal visita la plus grande partie des maisons de son ordre; elle donna quelque temps à la comtesse de Toulongeon, sa fille, poussa jusqu'en Provence et à Marseille, et rentra à Annecy au mois d'octobre de l'année 1635.
Cette sainte vie, qui devait se prolonger six années encore, n'offre rien de particulier, jusqu'au quatrième voyage de la mère de Chantal à Paris, qui marqua la fin de son apostolat. Ses biographes sont sobres de détails pour ces derniers temps, lassés peut-être eux-mêmes de redire les mêmes œuvres et les mêmes vertus. Quelques faits cependant peuvent et doivent être relevés. En 1638, la duchesse de Savoie l'ayant instamment priée de venir établir une maison de la Visitation à Turin, madame de Chantal s'y rendit «dans un équipage que lui envoya madame de Savoie, qui la reçut avec joie, la combla d'honneurs et d'amitiés, et lui fit de grands présents pour sa nouvelle fondation207.» La mère de Chantal employa sept mois à cette œuvre d'un grand avenir pour l'institut: de retour à Annecy, elle s'occupa à réaliser un projet qu'elle avait formé lors de son dernier retour de Paris, en l'honneur de son nouveau père, le vénéré Vincent de Paul; c'était celui de l'établissement à Annecy d'une maison des Pères missionnaires, dont le fondateur de l'œuvre des Enfants abandonnés était le supérieur général. «Cet évêché étant si étendu, écrit madame de Chantal à M. de Sillery, si nombreux en peuple, et si voisin de la malheureuse Genève, ce secours y étoit tout à fait nécessaire208.»
L'année suivante (1640) fut marquée pour la mère de Chantal par de douloureuses séparations qui affligèrent son cœur, mais n'entamèrent point son courage et sa résignation. Presque coup sur coup, elle perdit ses trois plus anciennes compagnes, les mères Favre, de Chastel et de Brechat, qui, avec elle, avaient posé les premiers fondements de l'ordre. Elle eut encore l'affliction d'apprendre la mort de son meilleur ami dans le monde, le commandeur de Sillery, protecteur de la Visitation de Paris, et, enfin, le 13 mai 1640, celle de son frère unique et bien-aimé, l'archevêque de Bourges209. Tous ses parents, ses amis, la quittaient; elle songea alors à sa fin, qu'elle croyait prochaine, et dont la pensée fixe ne l'avait jamais abandonnée. L'âge (elle avait plus de soixante-huit ans) et quelque pressentiment d'en haut l'avertissant, elle se démit de sa charge de supérieure de la maison mère d'Annecy. La communauté insista pour qu'elle conservât ces fonctions qu'elle remplissait avec tant de perfection et d'autorité; mais elle demanda avec de si vives instances «qu'on la laissât se préparer à la mort, dans la tranquillité d'une simple religieuse, qu'on le lui accorda, et d'autant plus que son grand âge demandoit du repos210.» Elle cessa d'être supérieure, mais rien ne pouvait lui ôter le titre de conseil, d'oracle, de directrice morale, de règle vivante de l'ordre, que lui continuèrent, malgré tous les efforts de son humilité, l'absolu respect de ses filles et la populaire vénération du dehors.
C'est à tous ces titres, auxquels il faut joindre une amitié cultivée par lettres, et d'année en année croissante, que l'illustre novice de Moulins, ses épreuves religieuses terminées, et son cœur presque soumis, car il ne pouvait être consolé, s'adressa à madame de Chantal, afin d'obtenir d'elle qu'elle vînt lui donner ce voile sous lequel elle voulait à jamais ensevelir son veuvage et sa douleur. Chaque jour, pendant les six années de son noviciat dans le couvent de la Visitation, elle avait essayé de mourir à quelque souvenir de sa vie heureuse et charmée. Sa lutte contre le passé fut longue, pleine de larmes et d'orages intérieurs. Peu à peu cependant, sous l'empire des exhortations du père de Lingendes, son éloquent confesseur, et des tendres directions de la mère de Chantal, elle se dépouilla de tout ce qui lui rappelait trop son amour et ses malheurs: d'abord le portrait de son mari, puis ses lettres; ensuite son mépris pour Gaston d'Orléans, qui avait abandonné un ami après l'avoir entraîné à la révolte; enfin sa haine pour le sanglant Richelieu, qui ne savait que punir, et qui aurait pu, qui eût dû faire grâce. Chaque jour aussi elle s'était avancée davantage dans la pratique d'une règle où saint François de Sales avait déposé tant d'humilité, d'obéissance et de résignation, «se vouant de préférence aux emplois les plus bas, aux plus petits offices de la cuisine, aux soins les plus rebutants de l'infirmerie211.» – «Le vœu qu'avait formé la princesse, continue son historien, de recevoir le voile des mains de la mère de Chantal, trouva de la résistance chez l'évêque de Genève. C'était à l'entrée de l'hiver, et le prélat redoutait pour la supérieure l'épreuve d'un voyage dans cette saison. Il céda