Une femme, une religieuse comme elle, que son nom, sa piété, son esprit ont rendue célèbre, la mère Angélique Arnauld, voulut la connaître et recourir à l'ascendant de sa vertu pour l'aider à ramener l'ordre dans l'abbaye de Maubuisson, dont la difficile réforme lui avait été confiée. La mention de ces relations de la grand'mère de madame de Sévigné avec la sœur d'Arnauld d'Andilly et la tante de M. de Pomponne, deux des meilleurs amis de notre épistolaire, ne saurait être mal placée dans ce livre; et elles ne peuvent être omises dans la biographie que nous sommes en train de reconstruire aux yeux du lecteur.
Ces relations s'établirent par l'intermédiaire de saint François de Sales, qui avait attiré à lui l'abbesse de Maubuisson et de Port-Royal avec cette promptitude sympathique qui avait marqué l'entraînement de madame de Chantal. Ayant appris que l'évêque de Genève était à Paris, au mois d'avril 1619, la mère Angélique le fit prier de venir donner la confirmation à Maubuisson. Il s'y rendit: «Si j'avois eu un grand désir de le voir, a-t-elle écrit depuis, sa vue m'en donna un plus grand de lui communiquer ma conscience, car Dieu étoit vraiment et visiblement dans ce saint évêque, et je n'avois point encore trouvé en personne ce que je trouvai en lui, quoique j'eusse vu ceux qui avoient la plus grande réputation entre les dévots172.» Sur la prière de la mère Angélique, il revint plusieurs fois à Maubuisson; il visita aussi Port-Royal, et approuva tout ce qu'il vit. «On a noté, dit l'exquis historien de ce monastère fameux, chaque circonstance, chaque mot de ces précieuses visites; Port-Royal y met un pieux orgueil; accusé, plus tard, dans sa foi, il se pare des moindres anneaux d'or qui le rattachent à l'incorruptible mémoire de ce saint. La famille Arnauld, par tous ses membres, se hâtait de participer au trésor, et de jouir du cher bienheureux… Il disait sur chacun une parole qu'on interpréta, dès lors, en prophétie: à en prendre le récit à la lettre, ce seraient autant de prédictions miraculeuses qui se sont l'une après l'autre vérifiées. Surtout il donna des directions attentives et particulières à la mère Angélique; il forma sa liaison avec madame de Chantal, l'institutrice de la Visitation, autre amitié sainte dont on se montrera très-glorieux: plusieurs lettres de l'une à l'autre attestent le commerce étroit de ces deux grandes âmes, comme on disait173.»
Sans s'être vues, la mère Angélique et la mère de Chantal se trouvaient unies en saint François de Sales. Il les avait déjà mises en rapport, et elles s'étaient entretenues par lettres, lorsque la supérieure de Maubuisson pria la fondatrice de la Visitation de venir à son tour faire entendre à ses religieuses ce langage de l'humilité et de l'obéissance qu'elle savait si bien parler. Poussée par son directeur, qui eut à contraindre sa modestie, madame de Chantal se rendit à Maubuisson, et fit sur le troupeau de la mère Angélique une telle impression qu'ayant été saignée dans une de ses visites à cette abbaye, bientôt gagnée à la réforme et à la régularité, les religieuses se partagèrent comme une relique les linges imbibés de son sang174.
Touchée de la perfection de madame de Chantal, et de plus en plus séduite par l'ascendant victorieux du fondateur de l'ordre de la Visitation, désireuse aussi de fuir la responsabilité et les honneurs de sa charge d'abbesse, la mère Angélique témoigna le désir d'entrer dans leur institut comme simple religieuse. Il y eut même, à cet égard, des consultations de docteurs pour savoir s'il était permis de changer ainsi de religion175. L'évêque de Genève n'approuva point ce projet. «Quand elle lui parla d'entrer dans l'ordre de la Visitation, ajoute l'historien de Port-Royal, il répondit avec humilité que cet ordre était peu de chose, que ce n'était presque pas une religion: il disait vrai, il avait cherché bien moins la mortification de la chair que celle de la volonté176.» L'un des biographes de la mère de Chantal donne un autre motif de ce refus, et il dit très-expressément que saint François de Sales ne se crut pas autorisé à favoriser un changement de religion177. Mais l'évêque de Genève n'en continua pas moins avec sollicitude à la mère Angélique Arnauld une part de son affectueuse direction, que celle-ci aimait à se figurer égale à celle de la supérieure de l'ordre de la Visitation. «Ce saint prélat (disait-elle trente-quatre ans après à son neveu, M. le Maître, en se rappelant non sans charme cette bienheureuse époque) m'a fort assistée, et j'ose dire qu'il m'a autant honorée de son affection et de sa confiance que madame de Chantal178.»
Pressé de regagner son diocèse, qu'il avait quitté depuis un an, l'évêque de Genève laissa la mère de Chantal à Paris, profondément affligée de son départ, mais forte des instructions qu'il lui rédigea pour se conduire dans cette grande ville, où leur ordre, d'abord mal accueilli, parvint, grâce à l'habileté ferme et douce de la mère, à rallier tous les esprits. Ses trois ans de supériorité finis, et son œuvre achevée, madame de Chantal se disposa aussi à revenir à Annecy. Ses filles, dans leur vif désir de la conserver, voulaient la réélire supérieure de la maison de la rue Saint-Antoine pour trois autres années (il n'existait pas dans l'ordre de supérieure générale et perpétuelle). Elle refusa, jugeant son retour à Annecy indispensable. Elle prit pour père spirituel de cette maison cet autre saint de l'Église moderne, aujourd'hui révéré sous le nom populaire de Vincent de Paul, et, réunissant la veille de son départ ses sœurs autour d'elle, elle leur donna en ces termes ses derniers enseignements, où respire un idéal d'abaissement chrétien que personne jusque-là n'avait formulé avec cette force et cette onction:
«Je vous en prie, mes chères filles, soyez humbles, basses et petites à vos yeux, étant bien aises que l'on vous tienne pour telles, et que l'on vous traite ainsi. Oui, mes sœurs, nous sommes très-petites en nous-mêmes, et les dernières venues en l'Église de Dieu. Gardez-vous bien de perdre l'amour du mépris, car vous perdriez votre esprit… Ne soyez donc jamais si aises que quand on vous méprisera, qu'on dira mal de vous, qu'on n'en fera nul état…; car notre éclat est de n'avoir point d'éclat, notre grandeur de n'avoir point de grandeur. Prenez courage, mes chères sœurs, au service de celui qui s'est fait si petit pour notre amour, lui qui étoit si grand, cachant toujours l'éclat de sa grandeur pour paroître abject à notre petitesse. Je vous exhorte donc, mes chères filles, d'obéir en toutes choses à Dieu. Soyez très-souples, très-humbles, très-maniables, très-dépouillées et abandonnées à son bon plaisir. Supportez-vous les unes les autres courageusement, et, lorsque vous sentirez des répugnances et des contradictions en votre chemin, ne vous étonnez point, car la vertu se perfectionne dans l'infirmité, dans les contradictions et les répugnances d'un naturel hautain et orgueilleux179.»
La mère de Chantal quitta Paris au printemps de 1622. Sur sa route elle visita les couvents de Sainte-Marie depuis peu fondés à Orléans et à Nevers; elle donna quelques jours à ceux de Bourges et de Moulins, et arriva en Bourgogne, où sa seconde fille venait d'épouser le comte de Toulongeon. Elle se trouvait chez son gendre lorsqu'elle reçut de saint François de Sales l'ordre d'aller à Dijon établir une maison nouvelle, que cette ville, pleine des souvenirs de la fille du président Frémiot, réclamait depuis longtemps. La modestie de madame de Chantal fut mise à une rude épreuve. Sa ville natale lui fit une réception qui ressemblait à un triomphe. Les habitants sortirent en foule au-devant d'elle; les travaux furent suspendus comme pour un jour de fête; on lui donnait mille bénédictions comme si déjà on l'eût tenue pour sainte et consacrée180. Cet enthousiasme lui rendit facile l'établissement qu'elle était venue fonder. Elle resta cependant six mois entiers à Dijon, afin de donner la perfection à son ouvrage, et de diriger les premiers pas de sa fille dans son nouvel