Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6. Aubenas Joseph-Adolphe. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Aubenas Joseph-Adolphe
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
que voulut lui servir son frère, l'archevêque de Bourges161. Pour elle, comme pour l'avenir et les intérêts de son ordre, elle comptait uniquement sur la Providence, et se proposait, courageux et touchant intermédiaire, de demander aux riches pour assister les pauvres. C'est alors que l'on vit bien tous les trésors de charité que renfermait cette âme, où l'amour du prochain le disputait à l'amour de Dieu le plus despotique et le plus exclusif, mais où plutôt, régnait un seul amour, celui du Créateur dans les créatures, du maître crucifié dans ses serviteurs souffrants. Chaque jour, «avec une ou deux compagnes, selon le nombre et le besoin des malades, elle alloit les visiter, les soulager et les servir dans les maladies les plus rebutantes, avec un zèle que la charité seule peut inspirer162.» L'une de ses novices lui témoignait son étonnement et son admiration de ce zèle que les offices les plus répugnants ne rebutaient point: «Ma chère fille, lui répondit-elle, il ne m'est pas encore tombé en la pensée que je servisse aux créatures; j'ai toujours cru qu'en la personne de ces pauvres j'essuyois les plaies de Jésus-Christ163

      Mais Dieu n'allait pas lui faire attendre l'une des plus grandes douleurs qu'elle pût éprouver. Un an à peine après son départ de Dijon, elle apprit la mort de son père, le digne et vénéré président Frémiot. Elle trouva dans cette cruelle perte une raison de plus de se serrer contre cette croix, maintenant sa force et son unique asile. «Dieu lui laissa sentir toute la pesanteur de ce coup, pour lui augmenter le mérite de la résignation. Il permit même qu'elle souffrît de cruels reproches que lui fit sa tendresse, d'avoir peut-être abrégé les jours de son père en l'abandonnant. Mais Dieu, qui frappe et qui guérit quand il lui plaît, consola la mère de Chantal, remit la paix dans son âme, et ne la laissa plus occupée que de lui164

      Elle désira se rendre en Bourgogne afin de pourvoir aux intérêts de ses enfants, et surtout de s'occuper de l'avenir de son fils, qu'elle avait laissé en partant chez son père. Saint François de Sales, maître aujourd'hui de toutes ses actions, approuva fort ce dessein, car il ne voulait pas que chez sa fille spirituelle l'ardeur religieuse étouffât la nature. M. de Thorens, son gendre, l'accompagna dans ce voyage, où elle régla, avec la sagesse dont elle avait fait preuve dans le monde, toutes les affaires de sa maison. Elle vint à Montholon revoir une dernière fois son vieux beau-père, qui touchait à sa fin, mit son fils à l'académie, après lui avoir donné toutes les marques d'une vive tendresse, et, au bout de quatre mois, revint à Annecy, malgré les instances de ses autres parents et de ses amis pour la retenir.

      Pendant les deux premières années, la maison-mère de l'institut de la Visitation s'était fort augmentée. Dès 1612, les fondations du même ordre commencèrent au dehors. Le premier qui voulut l'avoir chez lui fut le cardinal de Marquemont, archevêque de Lyon. Saint François de Sales y ayant donné son consentement, la mère de Chantal partit pour cette ville, où elle resta près d'un an à former, sur la place Bellecour, l'établissement qu'on désirait. Le cardinal de Marquemont, reconnaissant des inconvénients à l'état de liberté laissé jusque-là aux religieuses de la Visitation, et pensant que l'ordre gagnerait à une plus complète organisation, écrivit, l'année d'après, à l'évêque de Genève et à la mère de Chantal, pour leur proposer «d'ériger leur institut en titre de religion, d'y mettre la clôture, et de faire faire à leurs filles des vœux solennels165.» Par modestie, le saint instituteur résista quelque temps: cependant, par déférence envers l'éminent prélat qui lui avait fait cette proposition, il y consentit à la fin166.

      Ce fut toutefois un changement notable dans les pratiques de cet ordre créé, ainsi que l'indiquait son nom, pour fonctionner au dehors. Son utilité sociale perdit ce qu'il gagnait dans la hiérarchie religieuse. Les filles de la Visitation ne purent plus aller prodiguer elles-mêmes, dans les réduits de la misère et de la souffrance, ces soins qui les faisaient bénir par un peuple chaque jour témoin des merveilles de leur charité. Elles tâchèrent d'y suppléer. «Une fois cloîtrées, voyant, dit leur principal historien, qu'elles ne pouvoient plus vaquer à la visite des pauvres malades, elles prirent résolution de changer cette charité, non-seulement à recevoir les infirmes, mais les pauvres boiteux, manchots, contrefaits et aveugles, afin que, par ce moyen, leur congrégation ne fût pas privée des occasions de pratiquer les conseils de l'Évangile vers le prochain167.» Ce fut encore une espèce de sœurs de charité, qui conservèrent quelque chose de leur premier institut, en continuant aussi de faire porter à domicile des secours aux malades, par des sœurs tourières, reçues en dehors de la clôture, et par d'autres intermédiaires, libres ou salariés.

      Mais la célébrité de l'évêque de Genève et la réputation naissante de la mère de Chantal attiraient chaque jour une popularité plus grande à leur œuvre. En 1616, la ville de Moulins demanda une fondation, par l'intermédiaire du maréchal de Saint-Géran, gouverneur du Bourbonnais. Malade alors, madame de Chantal ne put aller établir cette maison, où elle devait mourir. La mère de Brechat fut chargée de la suppléer.

      Ces succès affermissaient l'âme de la fondatrice; mais la Providence lui réservait une double affliction qui allait jeter bien de l'amertume dans sa joie. Au mois de février 1617, le baron de Thorens, frère de son père spirituel et son propre gendre, ayant été conduire en Piémont le régiment de cavalerie dont il était colonel, y tomba malade et mourut en très-peu de jours, laissant sa jeune femme enceinte. La douleur de celle-ci fut telle que, surprise d'un accouchement avant terme, dans le monastère d'Annecy, où elle était venue chercher des consolations, on n'eut pas le temps de la transporter chez elle, et dans moins de vingt-quatre heures elle expira, à peine âgée de vingt ans, entre les bras de sa mère, après avoir reçu les sacrements de la main de saint François de Sales, et avoir voulu revêtir l'habit de l'ordre de la Visitation. A chaque épreuve la mère de Chantal s'avançait dans la voie de l'amour des souffrances et de la soumission parfaite aux volontés de la Providence. Ce double coup fut rude pour elle, mais elle chercha et trouva en Dieu la force dont elle avait besoin: «Quoique rien n'ait manqué à sa douleur, écrivait l'évêque de Genève à un membre de sa famille, rien n'a manqué à sa résignation168

      Madame de Chantal trouva encore des consolations dans les progrès toujours croissants de son ordre. Cette même année, elle alla avec son directeur fonder un couvent à Grenoble. L'année suivante, elle se rendit à Bourges, pour répondre à l'appel de son frère, qui demandait pareillement une maison, pendant que saint François de Sales partait pour Paris, où l'appelaient d'importantes affaires à traiter avec le clergé de France. La Mère passa six mois à Bourges, à recevoir des novices pour la formation du nouveau monastère. Elle était sur le point de revenir à Annecy, lorsque son directeur lui donna l'ordre de venir le trouver à Paris, où il était sollicité par un grand nombre de personnes notables, d'établir leur institut. Elle partit aussitôt, et arriva dans cette ville en mars 1619. Le 1er mai eut lieu l'établissement de la première maison de Paris, dans la rue Saint-Antoine, grâce aux bons soins et aux efficaces secours du pieux commandeur de Sillery, qui dès lors voulut être l'ami de madame de Chantal169.

      Celle-ci passa trois années consécutives à Paris: une entière avec l'assistance de saint François de Sales, et les deux autres aux prises avec les dégoûts et les tribulations que lui causèrent l'opposition des autres ordres religieux, jaloux de l'accueil fait à ces nouvelles venues, et l'humeur querelleuse et indocile de quelques novices, qu'elle parvint cependant à ramener par l'ascendant de son invincible douceur et de son éclatante sainteté.

      La mère de Chantal avait, au plus haut degré, l'art de la direction religieuse, le talent, puisé dans un cœur ardent et un esprit froid, d'attirer et de conduire les âmes, par le lien invisible et tout-puissant d'une vertu en quelque sorte magnétique, et d'une ineffable charité; quelque chose de cet irrésistible attrait que, dans une sphère plus haute et plus large, exerçait son doux et saint directeur. Sortie du monde, ayant beaucoup souffert,


<p>161</p>

Abrégé de la vie, etc., p. 27.

<p>162</p>

Ibid., p. 30.

<p>163</p>

Mémoires de madame de Chaugy, p. 141.

<p>164</p>

MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.

<p>165</p>

Abrégé de la vie, etc., p. 32.

<p>166</p>

COLIGNY, Vie de sainte Chantal.

<p>167</p>

HENRI DE MAUPAS, p. 298.

<p>168</p>

COLIGNY, Vie, etc. —Lettres de madame de Rabutin Chantal. Ed. nouvelle par M. Édouard de Barthélemy, auditeur au conseil d'État. Paris, 1860, chez J. Lecoffre, t. Ier, p. 7.

<p>169</p>

Les premières religieuses séjournèrent quelque temps rue Saint-Michel avant d'aller s'installer définitivement sur l'emplacement des écuries de l'hôtel Zamet, situé près de la Bastille. (P. FICHET, p. 333.)