Le Blé qui lève. Rene Bazin. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Rene Bazin
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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plus fourrées du bois. Les dernières grives s'agitaient en criant à la pointe des chênes. Trois fois, Michel avait frémi au passage d'une bécasse qui «croûlait».

      – Bonsoir, monsieur le comte!

      Celui-ci, qui s'était arrêté au carrefour de deux sentiers et levait la tête pour écouter le soir, tressaillit au son de la voix gutturale qui le saluait. Mais, tout de suite maître de sa peur, il reconnut, presque à ses pieds, assis sur une pierre et tenant sa besace entre les jambes, un coureur de bois, barbu comme un griffon, et que les gens du pays craignaient sans qu'on pût dire pourquoi. Le mendiant n'avait ni âge certain, ni domicile connu. On l'appellait Le Grollier, à cause des poils aussi noirs que les plumes de grolle qui couvraient son visage, et au milieu desquels étincelaient deux yeux presque blancs, phosphorescents comme ceux d'un chien de berger ou d'un geai en maraude. Michel lui frappa sur l'épaule.

      – Hé, Grollier, dit-il, je ne m'attendais pas à vous voir!

      – On ne s'attend jamais à moi, répondit l'homme en soufflant la fumée de sa pipe. Vous écoutiez les oiseaux: eh oui! ce sont les plus petits qui chantent les derniers…

      Puis, regardant fixement Michel, qui cherchait dans son porte-monnaie une pièce de dix sous, et la mettait sur la manche immobile de Grollier:

      – Défiez-vous de Lureux, monsieur le comte; défiez-vous de Tournabien et de Supiat, si vous achetez des faucheuses…

      – Je n'ai peur ni des uns ni des autres, Grollier, et personne ne sait ce que je ferai… Adieu!

      Il porta la main à son feutre, et continua sa route.

      – Qui diable a pu savoir que je pense à acheter des faucheuses pour mes prés?..

      Il se rappela qu'à la foire de Corbigny, deux semaines plus tôt, il avait demandé des prix à un constructeur de machines. Et il se mit à rire. Puis l'autre propos du Grollier: «Les plus petits oiseaux sont ceux qui chantent les derniers», le ramena aux pensées qui l'occupaient avant cette rencontre.

      En effet, c'était l'heure des chants menus qui décroissent. Les bouvreuils qui voyagent en mars, les pinsons, les verdiers qui ont jeûné l'hiver, sifflaient, mais sans changer leur chanson du jour, avec la confiance que demain serait bon, serait meilleur encore. «Au revoir, soleil, merci pour les premiers bourgeons picorés. Sous nos pattes, nous sentons déjà battre le torrent de jeunesse, les feuilles du printemps futur qui montent vers la lumière, toute la sève en mouvement dans les galeries secrètes, et qui va aux fenêtres, tout là-haut. Au revoir, soleil! Demain, quand tu renaîtras, que de parfums, que de bourgeons nouveaux, et que de moucherons pour nous!» Ils se laissaient glisser, un à un, vers les fourrés d'épines. Ils se turent; le soleil était descendu au-dessous de l'horizon. Alors les derniers oiseaux dirent leur adieu au jour. Ce furent les rouges-gorges, puis les mésanges, toute la tribu des grimpeuses, des fouilleuses de lichens, des exploratrices d'écorces, petits paquets de plumes grises qui ne prennent point de repos tant qu'il y a de la lumière, et dont le cri aigu achève la chanson des bêtes diurnes.

      Michel connaissait toutes ces choses. Il sentit accourir, de l'extrême horizon, cette haleine de vent tiède, ce baiser qui remonte chaque soir les vagues de l'air, traverse les bois, roule sur les prés, se répand en douceur vivifiante sur toute la campagne, et touche la vie au passage, partout où elle est. Il ouvrit les lèvres et la poitrine à ce souffle unique, dont son sang fut renouvelé. Puis il continua sa route.

      La lumière, maintenant, passait au-dessus des forêts. Un moment, par la percée d'un sentier, il aperçut l'eau encore éclatante de l'étang de Vaux, qui a cinq branches comme une feuille d'érable, et qui fait une étoile dans le sombre de la forêt. Puis il quitta la piste qu'il avait suivie jusque-là, se jeta à gauche dans une taille qu'il traversa rapidement, et, escaladant un haut remblai de terre moussue, se trouva à la lisière d'une des lignes principales du bois de Fonteneilles.

      – Ah! vous voici, père! Je ne suis pas en retard?

      – A l'heure militaire, mon ami, comme moi: j'arrive.

      Sur la bande de terre caillouteuse et bombée entre les pentes d'herbe, le général attendait Michel, au rendez-vous que celui-ci avait fixé. Ayant été séparés toute l'après-midi, ils se retrouvaient à ce carrefour de deux chemins forestiers, dont l'un conduisait au château, tandis que l'autre, inclinant à l'ouest, menait droit au village de Fonteneilles: le père et le fils reviendraient ensemble, et M. de Meximieu partirait aussitôt pour Corbigny. Le général, debout à la lisière d'un de ses taillis, élégant, hautain, aisé, rappelait ces portraits de gentilshommes que les peintres, pour symboliser la richesse et la gloire, enveloppent volontiers d'un décor ample et négligé. Il était de la plus grande taille, très svelte encore malgré ses soixante-trois ans, le plus bel officier général de l'armée, disait la légende: tête petite, moustaches noires, barbiche grise, cheveux en brosse et presque blancs, des traits fermes et nets d'arêtes, un nez vigoureux, sec et légèrement courbé, à l'espagnole, la poitrine bombée, les jambes fines et droites, «pas une once de graisse et pas un rhumatisme», affirmait le général. Comme il avait monté à cheval après le déjeuner, il portait encore le costume que les Parisiens, habitués des promenades matinales au Bois, connaissent bien: le chapeau rond, la cravate bleue à grandes ailes, la jaquette et la culotte de drap anglais gris et les bottes demi-vénerie, la seule note brillante dans le ton mat de la tenue et du paysage. Ses mains étaient gantées de rouge; sa cravache d'osier tordu, à bout d'or, était enfoncée dans la botte droite. Le général laissa son fils s'approcher de lui, sans faire lui-même un mouvement: il était préoccupé; il tournait le dos au château et regardait obstinément, d'un air de défi et de mépris, dans la direction du sud-est, dans l'ogive formée par les chênes sans feuilles au-dessus du chemin forestier.

      – Tu as entendu? demanda-t-il.

      – Quoi?

      – Ce qu'ils chantent? Écoute, ils viennent!

      La force du vent, les accidents de terrain avaient empêché Michel d'entendre. Il entendit cette fois. Dans les bois, à gauche, de fortes voix, ardentes, musicales, chantaient l'Internationale. Les paroles, presque toutes, se noyaient dans les solitudes boisées; quelques-unes arrivaient, distinctes, aux oreilles des deux hommes debout, côte à côte, dans la ligne du bois, face au bruit qui grandissait.

      – Les canailles! dit le général. Peut-on chanter ces horreurs-là!

      – Ils sont ivres.

      – C'est un vice de plus.

      – De la haine qu'on leur a versée à pleine bouteille. Mais combien n'ont vu d'abord que l'étiquette! Elle était belle…

      – Tu trouves? Le meurtre des officiers?

      – Non, la fraternité.

      – Écoute!

      Les bûcherons approchaient. Le vent, sur ses ailes froides, portait leurs cris. Par moment, on eût dit des cantiques. Ils en avaient l'ampleur et la longue résonance à travers la forêt. La nuit commençante rendait l'espace attentif. Tout à coup, un groupe d'hommes déboucha par la gauche, dans l'étroite ligne, presque perpendiculaire à celle où se tenaient M. de Meximieu et son fils. Ils marchaient sans ordre; l'un d'eux portait un clairon en sautoir; plusieurs avaient sur l'épaule une perche, la «lance» qu'ils rapportaient de la coupe et dont l'extrémité, flexible, battait en arrière les feuilles du chemin. Le premier, en tête, c'était Ravoux, le président du syndicat des bûcherons de Fonteneilles, un pâle à la barbe noire, un théoricien, un exalté froid, qui ne chantait pas et dont les yeux avaient dû déjà découvrir les bourgeois. A côté de lui, deux jeunes gens tendaient leur poitrine au vent et riaient en chantant. Puis venait Lureux, avec une lance énorme, puis une dizaine d'autres, visages frustes, éveillés ou ternes, mouillés de sueur, poudrés de morceaux de feuilles, jeunes gens, hommes mûrs, tous vêtus de sombre, coiffés de casquettes ou de chapeaux de feutre mou, tous portant la carnassière ou la musette, que gonflaient d'un seul côté un litre vide et le reste de pain qu'on n'avait pas mangé. Quand ils débouchèrent sur le carrefour et qu'ils aperçurent les deux bourgeois immobiles à l'entrée du chemin de Fonteneilles, ils hésitèrent.