Le Blé qui lève. Rene Bazin. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Rene Bazin
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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le patron, et pour marquer sa volonté de ne pas continuer la conversation. Les camarades, au loin, devaient l'observer, et il tenait à se montrer impoli, moins par la haine personnelle que par crainte qu'on ne l'accusât de causer avec les bourgeois. Michel comprit, et demanda:

      – Où est donc votre beau-père, je ne le vois pas?

      – Par là, dit l'homme en désignant la gauche; il abat un ancien, il a fini le taillis.

      – Merci, Lureux, au revoir!

      – Au revoir, monsieur!

      Et il suivit d'un regard dédaigneux le patron qui s'éloignait.

      Celui-ci sortit de la clairière et entra sous bois. A moins de cent mètres, il aperçut l'homme qu'il cherchait. Le bûcheron abattait un «ancien» marqué au flanc. Il frappait obliquement. Le fer de la cognée s'enfonçait plus avant, à chaque coup, dans le pied palmé de l'arbre, faisait voler un copeau, humide et blanc comme une tranche de pain, et se relevait pour retomber. Il luisait, limé et mouillé de sève par le bois vivant. Le corps de l'ouvrier suivait le mouvement de la hache. Tout l'arbre frémissait, même les radicelles dans le profond de la terre. Une chemise, un pantalon usé, collé aux jambes par la sueur, décalquaient le squelette de l'homme, les omoplates saillantes, les côtes, le bassin étroit, les longs fémurs à peine recouverts de muscles, et pareils à des cotrets vêtus d'écorce molle. L'ombre enveloppait les yeux clairs; l'orbite était creuse, blessure élargie par la souffrance du cœur. Deux entailles dans la chair, deux coups de pouce, appuyés par un autre modeleur au bas des pommettes, disaient: «Celui-là, dans les jours de moisson, dans les forêts en coupe, a lui-même fondu sa graisse et sculpté son corps.» Le maigre cou disait: «La bise a raboté l'aubier, et n'a laissé que le bois dur.» Ses mains, paquets de veines, de tendons, de muscles secs, maladroites pour les petits travaux et sûres pour les efforts vigoureux, disaient: «Toute une vie de hardiesse et d'endurance s'est exprimée par nous; nous témoignons qu'elle fut rude, et qu'elle fit bonne mesure aux labeurs commandés.»

      – Bonjour, Gilbert!

      – Bonjour, monsieur Michel!

      La cognée reposait à terre; une main soulevait la casquette à oreilles, l'autre se tendait; la figure lasse du bûcheron se pencha, et s'éclaira, comme la hache, d'un rayon. Et c'était un visage qui avait été beau. Cinquante années de misère l'avaient émacié, mais les traits étaient demeurés droits et fins, et la barbe encore blonde l'allongeait noblement et donnait à Gilbert Cloquet l'air d'un homme du Nord, Scandinave ou normand, descendu parmi les herbages et les forêts du Centre.

      – Eh bien! Gilbert, je suppose que tu n'es pas satisfait de ce qui se passe? J'ai entendu encore le clairon hier soir. Ce n'est pas la grève déclarée, mais une menace pour nous, et, pour vous, une répétition. Crois-tu à une nouvelle grève?

      Le bûcheron, passant la main sur sa barbe longue, cligna les yeux et considéra les taillis qui commençaient à brunir.

      – Je n'y crois pas, dit-il d'une voix mesurée; ils veulent faire peur, comme vous dites, pour que les prix ne baissent pas. Mais ça ne recommencera pas tout de suite… Il faut l'espérer, monsieur Michel, car j'ai bien besoin de travailler, plus que d'autres…

      Il se tut, et Michel comprit que Gilbert Cloquet faisait allusion à cette coquette et dépensière Marie Lureux, «La Lureuse» sa fille, qui avait mangé, peu à peu, tout le bien de ce pauvre. Les coups sourds des haches coupant le taillis passaient dans le vent. Le jeune homme reprit:

      – Tu es du syndicat, toi aussi, et tu payes tes cinq sous par mois: ça m'a toujours étonné.

      – Oui, je suis avec eux par le cœur, pas toujours par la tête.

      – Et tu obéis pourtant à tout ce qu'ils commandent! Un homme de ton âge!

      – Ça, c'est le parti qui le veut, monsieur Michel. Mais il y a des fois où je prends sur moi pour rester avec eux.

      – Quels maîtres vous vous donnez, mes pauvres!.. Vous ne gagnez pas au change! Enfin, ce n'est pas cela que je venais te dire. J'ai, près du château, une petite coupe de bois que je n'ai pas vendue au marchand. C'est ma provision pour l'hiver prochain. Veux-tu l'entreprendre? Je te donne la préférence, parce que tu es un vieil ami de la maison.

      – Combien de journées à peu près?

      – Une quinzaine. Peut-être plus. Tu as fini ton travail ici?

      – Oui. Les camarades ont encore besoin d'une journée, pour finir. Mais moi, mon atelier s'est trouvé plus court, et vous voyez, j'abattais un des anciens qui ont été marchandés à Méhaut. Je peux aller dès demain matin dans votre réserve. C'est dit.

      – Tu y seras seul, et je suis sûr que le travail sera bien fait. N'en parle pas, cela vaut mieux!

      – Bien sûr!..

      Le bûcheron tendit sa large main, pour sceller le contrat. Puis, gêné, hochant la tête à cause du déplaisir qu'il éprouvait:

      – Monsieur Michel, puisque me voilà engagé, si vous vouliez m'avancer vingt francs sur le travail? Je ne sais pas comment je fais, pour tant dépenser!..

      Michel tira un louis de son porte-monnaie, et le remit à Gilbert.

      – Je le sais, moi, mon brave: tu es trop bon avec quelqu'un qui ne l'est guère. Adieu!

      A ce moment, une sonnerie de clairon, aiguë, retentit au loin, à droite dans la forêt. Elle était militaire, et rappelait celle du couvre-feu. Rapide, pressée, impérative, elle finissait sur une note prolongée qui commandait le silence, la cessation, le repos. Elle fut répétée à quelques secondes d'intervalle, et cette fois, le pavillon du clairon devait être dirigé du côté où se trouvaient les deux hommes, car elle arriva plus nette et plus forte. Aussitôt, Gilbert Cloquet se détourna, pour prendre la vieille veste pendue à un arbre, et qu'il voulait jeter sur ses épaules pour le retour.

      D'un mouvement prompt, avec une irritation non contenue, Michel se baissa, saisit la cognée tombée à terre, et, la levant sur le tronc du chêne:

      – Tu laisses la besogne à moitié faite! En voilà une lâcheté! Je vais finir, moi!

      Avec la sûreté d'un homme habitué aux exercices violents, il frappa dix fois, vingt fois, trente fois, sans se reposer. Les copeaux volaient. Cloquet riait. Une voix haletante cria, à la lisière du taillis:

      – Qui est-ce qui cogne après le signal? Est-ce que tu n'entends pas?

      Un coup, deux coups, trois coups de cognée plus forts que les autres lui répondirent seuls. L'arbre, tailladé tout autour du pied, porté sur un paquet de fibres, rompit cette amarre trop faible, se pencha, s'élança dans le vide, les branches en avant, rebondit sur ses membres brisés, fit un demi-tour sur lui-même et demeura étendu.

      – Toute la forêt n'a pas obéi! dit Michel en jetant l'outil.

      Il fouilla des yeux le taillis d'où la voix avait appelé. Mais il ne vit personne. L'homme, ayant constaté sans doute que l'infraction au pacte de servitude ne venait pas d'un syndiqué, avait rejoint les compagnons.

      – Sans rancune, n'est-ce pas, Cloquet?

      – Bien sûr, monsieur Michel! Ce n'est pas à moi que vous en voulez… Mais comme vous êtes blanc de figure!.. Ç'a été trop fort pour vous, ce travail-là… On dirait que vous êtes malade?..

      – Non, ce n'est rien.

      Le jeune homme avait mis une main sur son cœur qui battait trop vite. Il demeura un moment immobile, un peu troublé, les lèvres entr'ouvertes, respirant en mesure pour calmer son cœur. Puis le sourire parut, et effaça l'inquiétude.

      – A demain?

      Michel descendit la pente, boisée également, qui commençait près de là, sauta par-dessus le ruisseau, remonta l'autre pente, et entra dans une piste qui serpentait parmi de hauts taillis de dix-huit ans. Le soleil, à travers les branches, jetait sous bois une averse d'or rouge. Par moments, on voyait le haut des collines, qui sont au delà de l'étang de Vaux, tout empourpré.