On le nommait Mu-us-lu-lu, le Serpent-Noir.
Dès le mois de mars 1837, Mu-us-lu-lu avait déposé au parquet de Montréal une dénonciation en forme contre Nar-go-tou-ké. Le missionnaire de Caughnawagha eut vent de cette dénonciation; sans rien dire à celui qui en était l’objet, car il redoutait la violence de son caractère, il chercha à le sauver, par affection pour Co-lo-mo-o. Une démarche près du grand connétable[22] suffit à faire suspendre l’exécution d’un mandat d’arrestation qui avait déjà été dressé contre Nar-go-tou-ké. Ignorant tout, le sagamo, ennemi naturel des Anglais, et le cœur ulcéré par les souffrances que les Grosses-Babines avaient fait endurer à sa femme, le sagamo continua de se concerter avec les chefs des libéraux canadiens pour révolutionner le pays. L’abbé ne lui ménagea pas les avis indirects, les conseils officieux. Mais Nar-go-tou-ké ne comprit rien ou ne voulut rien comprendre.
Plus que jamais il se mêlait aux conspirateurs, surtout depuis l’apparition au Canada d’une bande de trappeurs, conduite par un certain Poignet-d’Acier, homme d’une force herculéenne dont on racontait les prodiges et que maints vieillards prétendaient avoir vu notaire à Montréal, sons le nom de Villefranche, quelque vingt ans auparavant.
Ce Poignet-d’Acier faisait le désespoir de la police provinciale. Elle avait mis sa tête à un haut prix, vingt mille livres sterling; mais nul ne savait où le prendre, quoiqu’on le trouvât partout.
Quant à ses gens, dont on évaluait le nombre à plusieurs milliers, ils étaient aussi insaisissables que leur maître. Ce n’était pourtant pas une troupe fictive. On l’avait vue traverser Ottawa, à son arrivée des pays d’en haut[23]; on assurait même qu’elle traînait à sa suite des trésors immenses recueillis sur les bords du Rio-Columbia. Mais au-delà d’Ottawa elle s’était dispersée, et personne, sauf les affiliés, ne pouvait dire où ses membres avaient élu domicile.
Nar-go-tou-ké le savait bien, lui! Il ne s’écoulait guère de semaines sans qu’il eût quelque entrevue avec Poignet-d’Acier. Tous deux communiquaient aussi avec MM. Joseph Papineau, Wolfred Nelson et Duvernay, les machinateurs de l’effervescence populaire; tous deux tâchaient d’avancer l’heure où ils pourraient venger sur la couronne d’Angleterre les outrages qu’ils avaient reçus de quelques-uns de ses sujets.
IV. L’île au Diable[24]
Par une splendide soirée du mois d’avril, Nar-go-tou-ké et Ni-a-pa-ah causaient dans leur hutte.
L’intérieur se composait de trois pièces.
L’une à l’entrée s’appelait, comme chez les Canadiens, la salle. C’était le lieu commun de réunion. Les deux autres servaient de chambres à coucher. Ces chambres étaient un luxe inusité chez les Iroquois de Caughnawagha. Du vivant de sa belle-mère, la Vipère-Grise, Nar-go-tou-ké n’avait osé se le procurer, car la vieille squaw, fermement attachée aux traditions de ses ancêtres, eût soulevé contre lui la population indienne, sur qui elle exerçait, en sa qualité de medawin ou sorcière, une influence irrésistible.
Mais, depuis qu’elle était morte, au commencement de 1830, Nar-go-tou-ké se livrait, dans la mesure de ses moyens, à son goût pour le confort européen.
Il avait construit sa maisonnette avec une coquetterie bien faite pour piquer davantage la jalousie de Mu-us-lu-lu, qui habitait une cahute en argile de l’aspect le plus misérable.
Dans la salle où devisaient la Poudre et sa femme, on voyait des trophées d’armes indiennes, fixées contre les murailles blanchies à la chaux; des peaux de bêtes fauves étaient accrochées çà et là ou tapissaient le sol.
Sur un cuir d’orignal passé, apprêté à la pierre ponce, et cloué à deux lances, reparaissait encore le blason du chef iroquois.
Un poêle de fonte, quadrangulaire, à deux étages, haut de cinq pieds, large de deux, ronflait au milieu de la pièce, car le temps était froid encore, quoique le soleil commençât à reverdir les campagnes.
Assis sur un escabeau, une poche remplie de plomb en fusion dans une main, un moule dans l’autre, Nar-go-tou-ké s’occupait à couler des balles de fusil, tandis que sa femme lui parlait, accroupie à son côté.
Son costume était celui des habitants[25] canadiens: tuque bleue, capot et pantalons en laine grise fabriquée dans le pays, souliers en cuir de caribou non tanné, et ceinture fléchée multicolore.
Ni-a-pa-ah avait conservé le costume national, la couverte en drap bleu foncé, bordé d’une frange étroite jaune clair, les mitas aux longs effilés, les mocassins élégamment brodés.
Sa couverte ramenée en capuchon sur sa tête, de façon à cacher la moitié du front, enveloppait étroitement son buste, retenue à la taille par ses mains mutilées, et flottait en larges plis autour d’elle.
Ainsi embéguinée comme une religieuse, et drapée comme une Mauresque, on ne voyait de toute sa personne qu’une partie du visage, et, de temps en temps, le bout de son petit pied, quand elle faisait un mouvement.
Une chaîne en or, dont elle se montrait très vaine, descendait de son col sur son sein et soutenait une grosse montre d’argent, cadeau du son fils, le Petit-Aigle.
Deux chiens de la plus grande espèce, noirs comme l’encre, dormaient allongés près d’elle, le museau enfoui dans leurs pattes de devant et fourré jusque sous le poêle.
L’un répondait au nom de Ka-ga-osk, l’Éclair.
L’autre répondait au nom de Ke-ou-a-no-quote, la Nuée-Orageuse.
– Voilà, dit Ni-a-pa-ah, en jetant un coup d’œil vers l’unique fenêtre de la salle, voilà que le soleil baisse et Co-lo-mo-o ne rentre pas. Il y a déjà longtemps qu’il est parti. Je crains qu’il ne lui soit arrivé un accident. Quand il a quitté le wigwam, j’ai vu deux corbeaux qui se battaient dans l’air. C’est un mauvais présage. Si ma mère n’était retournée chez les esprits, elle ne l’aurait pas laissé sortir.
– L’épouse de Nar-go-tou-ké a tort de prendre de l’inquiétude, répondit le sagamo. Co-lo-mo-o n’est pas en retard.
– Dans deux heures il sera nuit.
– Les jours sont courts en cette saison; Ni-a-pa-ah le sait bien.
– Ordinairement, reprit la squaw, en s’agitant, Co-lo-mo-o est de retour avant le coucher du soleil.
– Oui, mais c’est pendant l’été, lorsque le fleuve est libre.
– Si le fleuve était libre, je n’aurais pas ces craintes. Co-lo-mo-o est habile, il connaît la manœuvre, il n’y a pas dans le village un pilote plus adroit que lui. Mais quand le fleuve charrie des glaçons…
– Que Ni-a-pa-ah se rassure, interrompit Nar-go-tou-ké, en suspendant son travail. Le fils de ma femme n’est point un novice. Le premier, l’année dernière, il a sauté les rapides avec le Montréalais. J’étais à la roue, près de lui. Je suis certain qu’aucun de nos jeunes gens ne gouverne aussi bien.
– Co-lo-mo-o sera un grand chef! répliqua la squaw en relevant la tête avec une expression d’orgueil intraduisible.
– Oui, il aura la gloire de m’aider à chasser les Kingsors des territoires qu’ils ont volés à notre race.
– Nar-go-tou-ké veut-il donc l’emmener avec lui? dit Ni-a-pa-ah d’un ton anxieux.
– Nar-go-tou-ké l’emmènera avec lui, répliqua simplement le sagamo en reprenant son opération.
Il y eut un moment de silence. Ni-a-pa-ah aurait voulu combattre la résolution