D'où venait cet aérostat, emporté par la terrible tempête? De quel coin du monde était-il parti? Impossible de le savoir. Il avait dû parcourir au moins deux mille milles en vingt-quatre heures. Les passagers, privés de repères, ne percevaient ni rotation ni déplacement horizontal. Tout était brume autour d'eux, rendant le jour et la nuit indiscernables.
Le ballon, délesté de munitions et de provisions, s'était hissé à quatre mille cinq cents pieds. Mais la mer sous la nacelle les força à jeter tout ce qui restait, jusqu'aux menus ustensiles.
La nuit fut angoissante. Au matin du 24 mars, l'ouragan montra des signes d'accalmie. Vers onze heures, le ciel se dégagea légèrement. Cependant, le ballon déclinait lentement, se dégonflant inexorablement.
Vers midi, il flottait à deux mille pieds au-dessus de la mer, vidé de presque tout son gaz.
À deux heures, il n'était plus qu'à quatre cents pieds. Les passagers se résignèrent à jeter la nacelle pour alléger l'aérostat. Remonté brièvement, il amorça une nouvelle descente[3]. À quatre heures, il frôlait la surface des eaux. Un chien, compagnon des passagers, aboya. «Terre! terre!» cria l'un d'eux. À une demi-heure de la côte, le ballon, presque vide, fut malmené par les vagues. Soudain, il s'éleva encore, pour retomber enfin sur le sable, les passagers s'accrochant au filet. L'un d'eux manquait.
Le passager manquant avait évidemment été enlevé par le coup de mer[4] qui venait de frapper le filet, et c'est ce qui avait permis à l'aérostat allégé, de remonter une dernière fois, puis, quelques instants après, d'atteindre la terre.
À peine les quatre naufragés – on peut leur donner ce nom – avaient-ils pris pied sur le sol, que tous, songeant à l'absent, s'écriaient:
«Il essaye peut-être d'aborder à la nage! Sauvons-le! sauvons-le!»
Chapitre 2
L'ouragan avait projeté sur cette côte des hommes peu habitués à naviguer dans les airs. Ils n'étaient pas des aéronautes de métier ni des amateurs de vols aériens, mais des prisonniers de guerre, poussés à s'enfuir dans des circonstances extraordinaires. Leur ballon avait été endommagé à maintes reprises, et pourtant, ils avaient survécu. Après avoir fui Richmond, assiégée par les troupes du général Ulysse Grant, ils se retrouvaient à des milliers de milles de cette ville, principale place forte des séparatistes pendant la guerre de Sécession. Leur périple aérien avait duré cinq jours.
Voici comment s'était déroulée leur évasion remarquable, qui allait aboutir à la catastrophe que l'on connaît. En février 1865, lors d'une tentative avortée du général Grant pour s'emparer de Richmond, plusieurs officiers fédéraux, dont Cyrus Smith et Gédéon Spilett, étaient tombés entre les mains des sudistes et internés dans la ville.
Cyrus Smith, originaire du Massachussetts, était un ingénieur, un savant de premier ordre.Véritable Américain du nord, maigre, osseux, efflanqué, âgé de quarante-cinq ans environ, il grisonnait déjà par ses cheveux ras et par sa barbe, dont il ne conservait qu'une épaisse moustache. Véritablement homme d'action en même temps qu'homme de pensée. Très instruit, très pratique, «très débrouillard[5]», pour employer un mot de la langue militaire française.
Gédéon Spilett, reporter pour le New York Herald, était un homme plein de ressources et de bravoure, habitué à écrire sous le feu des balles. Homme de grand mérite, énergique, prompt et prêt à tout, plein d'idées, ayant couru le monde entier, soldat et artiste, bouillant dans le conseil, résolu dans l'action, ne comptant ni peines, ni fatigues, ni dangers, quand il s'agissait de tout savoir, pour lui d'abord, et pour son journal ensuite.
Ils étaient rejoints par un serviteur, qui lui était dévoué à la vie[6], à la mort. Cet intrépide était un nègre, né sur le domaine de l'ingénieur, d'un père et d'une mère esclaves, mais que, depuis longtemps, Cyrus Smith, abolitionniste de raison et de cœur, avait affranchi. L'esclave, devenu libre, n'avait pas voulu quitter son maître. Il l'aimait à mourir pour lui. C'était un garçon de trente ans, vigoureux, agile, adroit, intelligent, doux et calme, parfois naïf, toujours souriant, serviable et bon. Il se nommait Nabuchodonosor, mais il ne répondait qu'à l'appellation abréviative et familière de Nab.
Pendant ce temps, Jonathan Forster, un sudiste, préparait une tentative audacieuse pour traverser les lignes ennemies à bord d'un ballon avec cinq compagnons armés. Mais une tempête retardait leur départ, offrant une opportunité inattendue à Cyrus Smith et ses compagnons.
Ils étaient approchés par Pencroff, un marin bloqué à Richmond avec son jeune protégé Harbert Brown. Pencroff proposait un plan audacieux: utiliser le ballon laissé sur la place pour s'échapper pendant la tempête. Cyrus Smith et ses compagnons acceptaient, et le départ était fixé pour cette nuit-là.
Les cinq prisonniers se rencontrèrent près de la nacelle. Ils n'avaient point été aperçus, et telle était l'obscurité, qu'ils ne pouvaient se voir eux-mêmes.
Sans prononcer une parole, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Nab et Harbert prirent place dans la nacelle, pendant que Pencroff, sur l'ordre de l'ingénieur, détachait successivement les paquets de lest. Ce fut l'affaire de quelques instants, et le marin rejoignit ses compagnons.
L'aérostat n'était alors retenu que par le double du câble, et Cyrus Smith n'avait plus qu'à donner l'ordre du départ.
En ce moment, un chien escalada d'un bond la nacelle. C'était Top, le chien de l'ingénieur, qui, ayant brisé sa chaîne, avait suivi son maître. Cyrus Smith craignant un excès de poids, voulait renvoyer le pauvre animal.
«Bah! un de plus!» dit Pencroff, en délestant la nacelle de deux sacs de sable.
On sait comment, de ces cinq hommes, partis le 20 mars, quatre étaient jetés, le 24 mars, sur une côte déserte, à plus de six mille milles de leur pays!
Et celui qui manquait, celui au secours duquel les quatre survivants du ballon couraient tout d'abord, c'était leur chef naturel, c'était l'ingénieur Cyrus Smith!
Chapitre 3
L'ingénieur, à travers les mailles du filet qui avaient cédé, avait été emporté par un coup de mer. Son chien avait également disparu. Le fidèle animal s'était précipité au secours de son maître[7].
«En avant!» s'écria le reporter.
Et les quatre compagnons, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff et Nab, oubliant leur épuisement, se lancèrent dans les recherches.
Le pauvre Nab pleurait de rage et de désespoir à l'idée d'avoir perdu tout ce qu'il aimait au monde.
Il ne s'était pas écoulé deux minutes entre la disparition de Cyrus Smith et l'arrivée de ses compagnons sur la terre ferme. Ils espéraient donc pouvoir le retrouver à temps.
«Cherchons! cherchons! criait Nab.
– Oui, Nab, et nous le retrouverons!
– Vivant? demanda Pencroff.
– Vivant!» répondit Nab.
Ils se trouvaient dans le nord de la côte, à environ un demi-mile de l'endroit où l'ingénieur avait disparu. Ils foulaient un sol sablonneux, parsemé de pierres, dépourvu de végétation. Le sol était inégal et parsemé de fondrières, où s'envolaient de gros oiseaux au vol lourd, que l'obscurité empêchait de distinguer.
De temps en temps, les naufragés s'arrêtaient, appelaient, écoutaient, mais aucun cri ne se détachait sur le grondement des vagues. Ils continuaient leur marche, scrutant chaque recoin du littoral.
Après une course de vingt minutes, ils furent arrêtés par une lisière écumante de vagues. Ils étaient à l'extrémité d'une pointe aiguë, sur laquelle la mer se déchaînait.
«C'est un promontoire», dit le marin. «Revenons sur