— Serge, oublions tout, dis-je timidement.
— Non, ce qui est passé ne revient pas, jamais on ne retourne en arrière…, et sa voix s’amollit en disant cela.
— Tout est déjà revenu, lui dis-je à mon tour en posant la main sur son épaule.
Il détourna ma main et la serra.
— Non, je n’ai pas dit la vérité, quand j’ai prétendu ne pas regretter le passé; non, je regrette ton amour passé; je le pleure, cet amour, qui maintenant ne peut plus subsister davantage. Qui là-dedans est le coupable? Je ne sais. L’amour peut être resté, mais il n’est plus le même; sa place est toujours là, mais tout endolorie; il est sans force et sans saveur, le souvenir et la reconnaissance ne sont pas évanouis, mais…
— Ne parle pas ainsi, interrompis-je. Qu’il renaisse tout entier, tel qu’il était jadis… Cela peut-il être? Demandai-je, en le regardant en face. Ses yeux étaient sereins, calmes, et en s’arrêtant sur les miens, ils avaient perdu leur expression profonde.
Au même moment où je parlais, je sentais déjà que ce que je souhaitais, que l’objet de ma question n’était plus impossible à réaliser. Il souriait d’un sourire paisible, doux, d’un sourire de vieillard, me semblait-il.
— Que tu es jeune encore et que je suis déjà vieux! Dit-il. Il n’y a plus chez moi ce que tu peux vouloir chercher. Pourquoi se faire illusion à soi-même? Ajouta-t-il en continuant toujours à sourire.
Je me tenais en silence auprès de lui, et je sentais de plus en plus le calme rentrer dans mon âme.
— N’essayons pas de répéter la vie, poursuivit-il, n’essayons pas de nous mentir à nous-mêmes. Mais c’est quelque chose déjà de n’avoir plus, si Dieu le permet, ni inquiétude, ni trouble. Nous n’avons rien à chercher. Nous avons déjà trouvé, il nous est déjà tombé en partage assez de bonheur. Ce qu’il nous faut maintenant nous efforcer de faire, c’est de frayer la route, voilà à qui…, dit-il en montrant la nourrice qui, Vania sur ses bras, s’était approchée de nous et se tenait près de la porte de la terrasse. Voilà ce qu’il faut, chère amie, le conclut-il en s’inclinant sur ma tête et la baisant.
Et ce n’était plus un amoureux, mais un vieil ami qui m’embrassait.
Du fond du jardin s’élevait, toujours plus puissante et plus douce, l’odorante fraîcheur de la nuit, plus solennels se répandaient dans l’air les sous lointains, auxquels succédait une profonde tranquillité, et dans le ciel s’allumaient plus fréquentes les lueurs des étoiles. Je le regardai, et tout à coup j’éprouvai au fond de l’âme un allégement infini; c’était comme si on m’eût enlevé un nerf moral qui était en désordre et qui me faisait souffrir. Je compris aussitôt clairement et avec calme que le sentiment qui m’avait dominé pendant cette phase de mon existence était irrévocablement disparu, comme cette phase elle-même, et que son retour, non-seulement était impossible, mais qu’il m’eût été pénible et odieux. C’en était assez de ce temps; avait-il donc été si bon, lui, qui m’avait paru renfermer de telles joies? Et il avait eu déjà une durée si longue, si longue!
— Pourtant, ce serait bien le moment de prendre le thé, dit-il doucement; et nous passâmes ensemble dans le salon.
Sur la porte, je rencontrai de nouveau la nourrice avec Macha. Je pris l’enfant sur mes bras, je recouvris ses petits pieds nus, je le serrai contre mon cœur et, effleurant à peine ses lèvres, je l’embrassai. Presque endormi qu’il était, il agita ses petits bras, les doigts étendus et tout froncés, et ouvrit des yeux troubles, comme lorsqu’on cherche à retrouver ou à se rappeler quelque chose; tout à coup ses yeux s’arrêtèrent sur moi, une étincelle d’intelligence y brilla, ses lèvres gonflées et allongées s’ouvrirent en un sourire. Tu es à moi, à moi, à moi! Pensai-je avec une sorte de tension délicieuse qui se propageait dans tous mes membres, et je le serrai sur mon sein, en tâchant, avec quelque difficulté, de ne point lui faire de mal. Puis je recommençai à baiser ses petits pieds froids, sa poitrine, ses bras et sa tête à peine couverte de quelques cheveux. Mon mari s’approcha de moi, recouvrit rapidement la figure de l’enfant, puis la découvrant de nouveau:
— Ivan Serguéitch! Prononça-t-il en le touchant du doigt sous le menton.
Mais, à mon tour, je recouvris Ivan Serguéitch.
Personne excepté moi ne devait le regarder longtemps. Je fixai mon mari, ses yeux riaient en s’arrêtant sur les miens, et pour moi ce fut, depuis un temps bien éloigné, la première fois que j’éprouvai de la douceur et de la joie à les contempler.
C’est ce jour-là que prit fin mon roman avec mon mari; le vieux sentiment demeura avec ces chers souvenirs vers lesquels il n’y avait plus à revenir, et un sentiment nouveau d’amour pour mes enfants inaugura le commencement d’une autre existence, heureuse d’une autre façon, et que je n’ai pas encore épuisée à l’heure présente, convaincue que la réalité du bonheur est au foyer et dans les joies pures de la famille…
FIN.
La guerre et la paix
Tome 1
Traduction par Irène Paskévitch.
- 1863 - 1869 -
PREMIÈRE PARTIE AVANT TILSITT 1805 – 1807
CHAPITRE PREMIER