Nous revînmes à la maison, mais il ne nous quitta pas de longtemps encore. Macha oubliait de nous rappeler qu’il était tard; nous causions de toutes sortes de choses, assez futiles d’ailleurs, restant assis près les uns des autres, sans nous douter nous-mêmes le moins du monde qu’il fût trois heures du matin. Les coqs avaient chanté leur troisième chant quand il partit. Il prit congé de nous tout comme à l’ordinaire et sans rien dire de particulier. Mais je savais à n’en pas douter qu’à dater de ce jour il était à moi et que je ne pouvais plus le perdre. Dès que j’eus ainsi bien reconnu que je l’aimais, je racontai le tout à Macha. Elle en fut joyeuse et touchée, mais la pauvre femme ne put s’endormir cette nuit-là, et, pour moi, je restai longtemps, longtemps encore, à me promener sur la terrasse, à parcourir le jardin, cherchant à me rappeler chaque parole, chaque fait, repassant dans les allées ou nous avions passé ensemble. Je ne me couchai pas de toute la nuit, et pour la première fois de ma vie, je vis lever le soleil et je sus ce qu’était le grand matin. Je ne revis plus jamais ni une semblable nuit ni une matinée pareille. Seulement je me demandais pourquoi il ne me disait pas tout simplement qu’il m’aimait. Pourquoi, pensai-je, invente-t-il telle ou telle difficulté, pourquoi se traite-t-il de vieux, quand tout est si simple et si beau? Pourquoi perdre ainsi un temps précieux, qui peut-être ne reviendra jamais? Qu’il dise donc qu’il aime, qu’il le dise en propres termes, qu’il prenne ma main dans la sienne, qu’il incline la tête et qu’il dise: j’aime. Que tout rougissant il baisse les yeux devant moi, et alors je lui dirai tout. Ou plutôt je ne lui dirai rien, je l’étreindrai dans mes bras et je me mettrai à pleurer. Mais si je me trompais et s’il ne m’aimait pas? Cette pensée me traversa tout à coup l’esprit.
Je m’effrayai de mon propre sentiment. Dieu sait où il aurait pu me conduire, et déjà le souvenir de sa confusion et de la mienne dans la cerisaie, quand je m’y étais jetée près de lui, me pesait, me serrait le cœur. Des larmes mouillèrent mes yeux et je priai. Il me vint alors une pensée assez étrange qui me donna un grand apaisement et fit renaître en moi l’espérance. Je résolus de commencer mes dévotions et de choisir le jour de ma naissance pour devenir sa fiancée.
Comment et pourquoi? Comment cela pouvait-il arriver? Je n’en savais rien, mais dans ce moment même je crus qu’il en serait ainsi. Cependant le jour était tout à fait grandi et tout le monde se levait quand je rentrai dans ma chambre.
IV
Nous étions au carême de l’Assomption, et par conséquent personne dans la maison ne fut surpris de mon projet de faire alors mes dévotions.
Pendant toute cette semaine il ne vint pas nous voir une seule fois, et loin d’être ni surprise, ni alarmée, ou fâchée contre lui, j’étais contente qu’il ne fût pas venu, et ne l’attendais que pour le jour de ma naissance.
Dans le courant de cette même semaine, je me levai chaque jour de bonne heure, et tandis qu’on attelait, seule et me promenant à travers le jardin, je songeais au passé en méditant sur ce qu’il me fallait faire pour me trouver le soir contente de ma journée et fière de n’avoir point commis de fautes.
Quand les chevaux étaient avancés, accompagnée de Macha ou d’une femme de chambre je montais en droschki et nous partions pour l’église, à trois verstes environ. En entrant dans l’église, je me souvenais chaque fois qu’on y prie pour tous ceux « qui y entrent avec la crainte de Dieu, » et je m’efforçais de m’élever jusqu’à cette pensée, surtout au moment où je gravissais les deux marches du parvis que les herbes envahissaient. Il n’y avait d’ordinaire à cette heure-là dans l’église guère plus d’une dizaine de personnes, paysans et droroviés, se préparant à faire leurs dévotions; je m’appliquais à répondre avec une humilité empressée à leurs saluts, et j’approchais moi-même, ce que je regardais comme un exploit, du tiroir des cierges pour en prendre quelques-uns des mains du vieux soldat qui faisait fonction de staroste, puis j’allais les placer devant les images. Au travers de la porte du sanctuaire j’apercevais la nappe d’autel que maman avait brodée, et au-dessus de l’iconostase deux anges parsemés d’étoiles, que je trouvais bien grands alors que j’étais petite fille, et une colombe entourée d’une auréole dorée qui, à cette même époque, absorbait souvent mon attention. Derrière le chœur j’entrevoyais les fonts baptismaux tout bosselés sur lesquels j’avais tant de fois tenu les enfants de nos droroviés, et où moi-même j’avais été baptisée. Le vieux prêtre paraissait, portant une chasuble taillée dans le drap du cercueil de mon père, et il entonnait l’office de cette même voix qui, aussi loin que je me souvenais de moi-même, avait chanté dans notre maison les offices de l’église, et au baptême de Sonia, et au service funèbre de mon père, et aux funérailles de ma mère. Puis j’entendais retentir dans le chœur cette autre voix fêlée du chantre, pour moi aussi familière; je voyais, comme je l’avais toujours vue, une certaine vieille courbée en deux qui, à tous les offices, adossée contre la muraille et serrant entre ses mains jointes un mouchoir tout déteint, contemplait avec des yeux pleins de larmes une des images du chœur et marmottait je ne sais quelles prières de sa bouche édentée. Et tous ces objets, tous ces êtres, ce n’était plus la simple curiosité ou les seules réminiscences qui les rapprochaient de moi: tous se montraient à mes yeux grands et saints, tous remplis d’un sens profond.
Je prêtais une oreille attentive à chacune des paroles de la prière dont j’écoutais la lecture, je cherchais à mettre mon sentiment d’accord avec elles, et si je ne les comprenais pas, je demandais mentalement à Dieu de m’éclairer, ou bien je substituais ma propre prière à celle que je n’avais pas bien entendue. Quand on lisait les prières de la pénitence, je me rappelais mon passé, et ce passé de mon innocente enfance me semblait si noir, en regard de l’état de sérénité où mon âme était en ce moment, qu’épouvantée, je pleurais sur moi-même; mais je sentais en même temps que tout m’était pardonné, et qu’alors même que j’aurais eu beaucoup plus de fautes encore à me reprocher, le repentir en aurait été d’autant plus doux.
À la fin de l’office, au moment où le prêtre prononçait ces paroles: « Que la bénédiction du Seigneur soit sur vous, » je croyais éprouver instantanément en moi et se communiquer à toute ma personne un sentiment de bien-être même physique, comme si un courant de lumière et de chaleur m’eût tout à coup pénétrée jusqu’au cœur.
L’office terminé, si le prêtre venait à moi et me demandait s’il ne devrait pas venir célébrer les vêpres chez nous, et quand il le faudrait, je le remerciais avec émotion de ce qu’il voulait faire à mon intention, et je lui disais que je viendrais moi-même, à pied ou en voiture.
— Ainsi vous voulez vous-même en prendre la peine? Me répondait-il.
Je ne savais que répondre, de peur de pécher par orgueil.
De l’église, je renvoyais toujours la voiture, si je n’étais pas avec Macha, et je revenais seule à pied, saluant profondément et humblement tous ceux que je rencontrais, cherchant les occasions de les secourir, de leur donner des conseils, de me sacrifier pour eux en quelque façon, aidant à relever une voiture, berçant un enfant, entrant dans la boue pour livrer le passage.
Un soir j’entendis dire à l’intendant, qui en faisait le rapport à Macha, qu’un paysan, Simon, était venu demander une volige pour le cercueil de sa fille, et en argent un rouble pour son office mortuaire, et qu’il le lui avait donné.
— Est-ce qu’ils sont si pauvres? Demandai-je.
— Très-pauvres, mademoiselle, ils vivent sans sel, répondit l’intendant.
J’eus le cœur serré, et en même temps je me réjouis, en quelque sorte, de l’avoir appris. Faisant croire à Macha que j’allais me promener, je courus en haut,