– Écoutez, mon cher, la première fois que vous recevrez une lettre de chez vous et que vous aurez mille questions à faire à votre ami, je vous assure que je m’en irai tout de suite pour vous laisser toute liberté: ainsi donc, disparaissez bien vite… et allez-vous-en au diable! S’écria-t-il en le faisant pivoter et en le regardant amicalement pour adoucir la vivacité par trop franche de ses paroles. Ne m’en veuillez pas, n’est-ce pas, je vous traite en vieille connaissance!
– Mais je vous en prie, comte, je le comprends parfaitement, dit Berg de sa voix enrouée.
– Allez chez les maîtres de la maison: ils vous ont invité,» ajouta Boris.
Berg passa une redingote sans tache, releva ses cheveux par devant à la façon de l’empereur Alexandre, et, convaincu de l’effet irrésistible produit par sa toilette, il sortit avec un sourire de satisfaction sur les lèvres.
«Ah! Quel animal je suis! Dit Rostow, en lisant sa lettre.
– Pourquoi?
– Un véritable animal de ne pas leur avoir écrit une seconde fois… ils se sont tellement effrayés! Eh bien, as-tu envoyé Gavrilo chercher du vin? Bravo! Nous allons nous en donner!»
Parmi les missives de ses parents il y avait une lettre de recommandation pour le prince Bagration. La vieille comtesse, d’après le conseil d’Anna Mikhaïlovna, l’avait obtenue d’une de ses connaissances, et elle demandait à son fils de la porter au plus tôt à son destinataire, afin d’en tirer profit.
«Quelle folie! J’en ai bien besoin! Dit Rostow, en jetant la lettre sur la table.
– Pourquoi l’as-tu jetée?
– C’est une lettre de recommandation, je m’en moque pas mal.
– Comment, tu t’en moques pas mal? Mais elle te sera nécessaire.
– Je n’ai besoin de rien; ce n’est pas moi qui irai mendier une place d’aide de camp!
– Pourquoi donc?
– C’est un service de domestique.
– Ah! Tu es toujours le même, à ce que je vois, dit Boris.
– Et toi, toujours le même diplomate; mais il ne s’agit pas de cela… que deviens-tu? Dit Rostow.
– Comme tu le vois, jusqu’à présent tout va bien, mais je t’avoue que mon but est d’être attaché comme aide de camp, et de ne pas rester dans les rangs.
– Pourquoi cela?
– Parce qu’une fois qu’on est entré dans la carrière militaire, il faut tâcher de la faire aussi brillante que possible.
– Ah! C’est comme cela!»
Et il attacha des regards fixes sur son ami, en s’efforçant, mais en vain, de pénétrer le fond de sa pensée.
Le vieux Gavrilo entra avec le vin demandé.
«Il faudrait envoyer chercher Alphonse Carlovitch, il boirait avec toi à ma place.
– Si tu veux; comment est-il ce Tudesque? Demanda Rostow d’un air méprisant.
– C’est un excellent homme, très honnête et très agréable.»
Rostow examina de nouveau Boris et soupira. Berg une fois revenu, la conversation des trois officiers devint plus vive, autour de la bouteille de vin. Ceux de la garde mettaient Rostow au courant des plaisirs qu’ils rencontraient sur leur marche, des réceptions qu’on leur avait faites en Russie, en Pologne et à l’étranger. Ils citaient les mots et les anecdotes de leur chef le grand-duc, à propos de sa bonté et de la violence de son caractère. Berg, qui, selon son habitude, se taisait toujours lorsque le sujet ne le touchait pas directement, raconta complaisamment comment en Galicie il avait eu l’honneur de causer avec Son Altesse Impériale, comment le grand-duc s’était plaint à lui de l’irrégularité de leur marche, et comment, s’approchant un jour en colère de la compagnie, il en avait appelé le chef «Arnaute»! C’était l’expression favorite du césarévitch, dans ses accès d’emportement.
«Vous ne me croirez pas, comte, mais j’étais si sûr de mon bon droit, que je n’éprouvai pas la moindre frayeur; sans me vanter, je vous avouerai que je connais aussi bien les ordres du jour et nos règlements, que «Notre Père qui êtes aux cieux». Aussi n’y a-t-il jamais de fautes de discipline à reprocher ma compagnie, et je comparus devant lui avec une conscience tranquille…»
À ces mots, le narrateur se leva pour montrer comment il s’était avancé, en faisant le salut militaire. Il aurait été difficile de voir une figure témoignant à la fois plus de respect et de contentement de soi-même.
«Il écume, poursuivit-il, m’envoie à tous les diables, et m’accable d’«Arnaute» et de «Sibérie»! Je me garde bien de répondre. «Es-tu muet?» s’écrie-t-il. Je continue à me taire… Eh bien! Comte, qu’en dites-vous? Le lendemain, dans l’ordre du jour, pas un mot à propos de cette scène! Voilà ce que c’est que de ne pas perdre la tête! Oui, comte, c’est ainsi, répéta-t-il, en allumant sa pipe et en lançant en l’air des anneaux de fumée.
– Je vous en félicite,» dit Rostow.
Mais Boris, devinant ses intentions moqueuses à l’endroit de Berg, détourna adroitement la conversation en priant son ami de leur dire quand et comment il avait été blessé. Rien ne pouvait être plus agréable à Rostow, qui commença son récit; s’animant de plus en plus, il se mit à raconter l’affaire de Schöngraben, non pas comme elle s’était passée, mais comme il aurait souhaité qu’elle se fût passée c’est-à-dire embellie par sa féconde imagination. Rostow aimait sans doute la vérité, et tenait à s’y confirmer; cependant il s’en éloigna malgré lui, imperceptiblement. Un exposé exact et prosaïque aurait été mal reçu par ses camarades, qui, ayant, comme lui, entendu plus d’une fois décrire des batailles, et s’en étant fait une idée précise, n’auraient ajouté aucune foi à ses paroles, et peut-être même l’auraient accusé de ne pas avoir saisi l’ensemble de ce qui s’était passé sous ses yeux. Comment leur raconter tout simplement qu’il était parti au galop, que, tombé de cheval, il s’était foulé le poignet et enfui à toutes jambes devant un Français? Se borner ainsi à la pure vérité aurait demandé un grand effort de sa part. Lâchant la bride à sa fantaisie, il leur narra comment, au milieu du feu, une folle ardeur s’étant emparée de lui, il avait tout oublié, s’était précipité comme la tempête sur un carré, y sabrant de droite et de gauche, comment enfin il était tombé d’épuisement…, etc., etc.
«Tu ne peux te figurer, ajouta-t-il, l’étrange et terrible fureur qui s’empare de vous pendant la mêlée!»
Comme il prononçait cette belle péroraison, le prince Bolkonsky entra dans la chambre. Le prince André, qui était flatté de voir les jeunes gens s’adresser à lui, aimait à les protéger. Boris lui avait plu, et il ne demandait pas mieux que de lui rendre service. Envoyé chez le césarévitch par Koutouzow avec des papiers, il était venu en passant. À la vue du hussard d’armée, échauffé par le récit de ses exploits (il ne pouvait souffrir les individus de cette espèce), il fronça le sourcil, sourit affectueusement à Boris et, s’inclinant légèrement, s’assit sur le canapé. Rien ne pouvait lui être plus désagréable que de tomber dans une société déplaisante pour lui. Rostow, devinant sa pensée, rougit jusqu’au blanc des yeux: malgré son indifférence et son dédain pour l’opinion de ces messieurs de l’état-major, il se sentit gêné par le ton cassant et moqueur du prince André; remarquant aussi que Boris semblait avoir honte de lui, il finit par se taire. Ce dernier demanda s’il y avait des nouvelles