«Quel style, quelles jolies descriptions! Et quelle âme! Et sur lui-même, rien… aucun détail! Il parle d’un certain Denissow, et je suis sûre qu’il aura montré plus de courage qu’eux tous. Quel cœur! Je le disais toujours lorsqu’il était petit, toujours!»
Pendant une semaine on ne s’occupa que de faire des brouillons, et d’écrire, et de recopier la lettre que toute la maison envoyait à Nicolouchka. Sous la surveillance de la comtesse et du comte, on préparait l’argent et les effets nécessaires à l’équipement du nouvel officier, Anna Mikhaïlovna, en femme pratique, avait su ménager à son fils une protection dans l’armée, et se faciliter avec lui des moyens de correspondre, en envoyant ses lettres au grand-duc Constantin, commandant de la garde. Les Rostow, de leur côté, supposaient qu’on adressant leurs lettres «à la garde russe, à l’étranger», c’était parfaitement clair et précis, et que, si les lettres arrivaient jusqu’au grand-duc commandant de la garde, il n’y avait aucune raison pour qu’elles n’arrivassent pas également au régiment de Pavlograd, qui devait se trouver dans le voisinage. Il fut pourtant décidé qu’on enverrait le tout à Boris par le courrier du grand-duc, et que Boris serait chargé de le transmettre à leur fils. Père, mère, Sonia et les enfants, tous avaient écrit, et le vieux comte avait joint au paquet six mille roubles pour l’équipement.
VII
Le 12 novembre, l’armée de Koutouzow, campée aux alentours d’Olmütz, se préparait à être passée en revue par les deux empereurs de Russie et d’Autriche. La garde, qui venait d’arriver, bivouaquait à quinze verstes de là, pour paraître le lendemain matin à dix heures sur le champ de manœuvres.
Nicolas Rostow avait reçu ce même jour un billet de Boris. Boris lui annonçait que le régiment d’Ismaïlovsky s’arrêtait à quelques verstes, et qu’il l’attendait pour lui remettre la lettre et l’argent. La nécessité de ce dernier envoi se faisait vivement sentir, car, après la campagne, et pendant le séjour à Olmütz, Nicolas avait été exposé à toutes les tentations imaginables, grâce aux cantines bien fournies des vivandiers, et grâce aussi aux juifs autrichiens, qui pullulaient dans le camp. Ce n’était dans le régiment de Pavlograd que banquets sur banquets pour fêter les récompenses reçues; puis des courses sans fin à la ville, où une certaine Caroline la Hongroise avait ouvert un restaurant, dont le service était fait par des femmes. Rostow avait fêté tout dernièrement son avancement, avait acheté Bédouin, le cheval de Denissow, et se trouvait endetté jusqu’au cou envers ses camarades et le vivandier. Après avoir dîné avec des amis, il se mit en quête de son camarade d’enfance, dans le bivouac de la garde. Il n’avait pas encore eu le temps de s’équiper, et portait toujours sa veste râpée de junker, ornée de la croix de soldat, un pantalon à fond de cuir et le ceinturon avec l’épée d’officier; son cheval était un cheval cosaque acheté d’occasion, et son shako bosselé était posé de côté, d’un air tapageur. En s’approchant du régiment d’Ismaïlovsky, il ne pensait dans sa joie qu’à émerveiller Boris et ses camarades de la garde par son air de hussard aguerri qui n’en est pas à sa première campagne.
La garde avait exécuté une promenade plutôt qu’une marche, en faisant parade de sa belle tenue et de son élégance. Les havresacs étaient transportés dans des charrettes, et, à chacune de leurs courtes étapes, les officiers trouvaient des dîners excellents, préparés par les autorités de l’endroit. Les régiments entraient dans les villes et en sortaient musique en tête, et pendant toute la marche, ce dont la garde était très fière, les soldats, obéissant à l’ordre du grand-duc, marchaient au pas et les officiers suivaient à leur rang. Depuis leur départ, Boris n’avait pas quitté Berg, qui était devenu chef de compagnie, et qui, par son exactitude au service, avait su gagner la confiance de ses chefs, et arranger fort avantageusement ses petites affaires. Boris avait eu soin de faire bon nombre de connaissances, qui pouvaient lui devenir très utiles dans un moment donné, entre autres celle du prince André Bolkonsky, à qui il avait apporté une lettre de Pierre, et il espérait être attaché, par sa protection, à l’état-major du général en chef. Berg et Boris, tous deux tirés à quatre épingles, et complètement reposés de leur dernière étape, jouaient aux échecs sur une table ronde, dans le logement propre et soigné qui leur avait été assigné; le long tuyau de la pipe de Berg se prélassait entre ses jambes, pendant que Boris, de ses blanches mains, mettait les pièces en piles, sans perdre de vue la figure de son partenaire, absorbé comme toujours par son occupation du moment:
«Eh bien, comment en sortirez-vous?
– Nous allons voir!»
La porte s’ouvrit à ce moment.
«Le voilà enfin! S’écria Rostow… Ah! Et Berg est aussi là?
– Petits enfants, allez faire dodo,» ajouta-t-il en fredonnant une chanson de sa vieille bonne, qui avait toujours le don de les faire pouffer de rire, Boris et lui.
«Dieu de Dieu, que tu es changé!»
Boris se leva pour aller à la rencontre de son ami, sans oublier toutefois d’arrêter dans leur chute les différentes pièces du jeu; il allait l’embrasser, lorsque Rostow fit un mouvement de côté. Avec cet instinct naturel à la jeunesse, qui ne songe qu’à s’écarter des sentiers battus, Rostow cherchait constamment à exprimer ses sentiments d’une façon neuve et originale, et à ne se conformer en rien aux habitudes reçues. Il n’avait d’autre désir que de faire quelque chose d’extraordinaire, ne fût-ce que de pincer son ami, et surtout d’éviter l’accolade habituelle. Boris au contraire déposa tout tranquillement et affectueusement sur ses joues les trois baisers de rigueur.
Six mois à peine s’étaient écoulés depuis leur séparation, et en se retrouvant ainsi au moment où ils faisaient leurs premiers pas dans la vie, ils furent frappés de l’énorme changement qui était survenu en eux, et qui résultait évidemment du milieu dans lequel ils s’étaient développés.
«Ah! Vous autres, maudits frotteurs de parquets, qui rentrez d’une promenade, coquets et pimpants, tandis que nous, pauvres pécheurs de l’armée…» disait Rostow, qui, avec sa jeune voix de baryton et ses mouvements accentués, cherchait à se donner la désinvolture d’un militaire de l’armée, par opposition avec l’élégance de la garde, en montrant son pantalon couvert de boue.
L’hôtesse allemande passa en ce moment la tête par la porte.
«Est-elle jolie? Dit Rostow, en clignant de l’œil.
– Ne crie donc pas si fort! Tu les effrayes, lui dit Boris. Sais-tu bien que je ne t’attendais pas sitôt, car ce n’est qu’hier soir que j’ai remis mon billet à Bolkonsky, un aide de camp que je connais. Je n’espérais pas qu’il te le ferait parvenir aussi vite… Eh bien, comment vas-tu? Tu as reçu le baptême du feu?»
Rostow, sans répondre, joua avec la croix de soldat de Saint-Georges qui était suspendue aux brandebourgs de son uniforme et, indiquant son bras en écharpe:
«Comme tu vois!
– Ah! Ah! Dit Boris en souriant, nous aussi, mon cher, nous avons fait une campagne charmante. Son Altesse Impériale suivait le régiment, et nous avions toutes nos aises. En Pologne, des réceptions, des dîners, des bals à n’en plus finir… Le césarévitch est très bienveillant pour tous les officiers!»
Et ils se racontèrent mutuellement toutes les différentes phases de leur existences: l’un, la vie de bivouac, l’autre les avantages de sa position dans la garde avec de hautes protections.
«Oh! La garde! Dit Rostow. Donne-moi du vin.»
Boris fit une grimace, mais, tirant sa bourse de dessous ses oreillers bien blancs, il fit apporter du vin.
«À propos, voici ton argent et la lettre.»
Rostow