Pierre venait seulement d’arriver, et s’était gauchement assis dans le premier fauteuil venu qui lui avait barré le chemin du milieu du salon. La comtesse se donnait toute la peine imaginable pour le faire parler, mais n’en obtenait que des monosyllabes, pendant qu’à travers ses lunettes il regardait autour de lui, en ayant l’air de chercher quelqu’un. On le trouvait sans doute fort gênant, mais il était le seul à ne pas s’en apercevoir. Chacun connaissait plus ou moins son histoire de l’ours, et cet homme gros, grand et robuste excitait la curiosité générale; on se demandait avec étonnement comment un être aussi lourd, aussi indolent, avait pu faire une pareille plaisanterie à l’officier de police.
«Vous êtes arrivé depuis peu? Lui demanda la comtesse.
– Oui, madame, répondit-il en regardant à gauche.
– Vous n’avez pas vu mon mari?
– Non, madame, dit-il en souriant mal à propos.
– Vous avez été à Paris il n’y a pas bien longtemps; ce doit être très intéressant à visiter?
– Très intéressant.»
La comtesse jeta un regard à Anna Mikhaïlovna, qui, saisissant au vol cette prière muette, s’approcha du jeune homme pour animer, s’il était possible, la conversation; elle lui parla de son père, mais sans plus de succès, et il continua à ne répondre que par monosyllabes.
De leur côté, les autres invités échangeaient entre eux des phrases comme celles-ci: «Les Razoumovsky… cela a été charmant!… Vous êtes bien bonne… la comtesse Apraxine…» lorsque la comtesse se dirigea tout à coup vers l’autre salon, et on l’entendit s’écrier:
«Marie Dmitrievna!
– Elle-même!…» répondit une voix assez dure.
Et Marie Dmitrievna parut au même instant.
À l’exception des vieilles femmes, les dames comme les demoiselles se levèrent aussitôt.
Marie Dmitrievna s’était arrêtée sur le seuil de la porte. D’une taille élevée, forte et hommasse, elle portait haut sa tête à boucles grises, qui accusait la cinquantaine, et, tout en affectant de rabattre sans se hâter les larges manches de sa robe, elle enveloppa du regard toute la société qui l’entourait.
Marie Dmitrievna parlait toujours russe.
«Salut cordial à celle que nous fêtons, à elle et à ses enfants! Dit-elle de sa voix forte qui dominait toutes les autres. – Que deviens-tu, vieux pécheur? Dit-elle en s’adressant au comte, qui lui baisait la main. – Avoue-le, tu t’ennuies à Moscou, il n’y a où lancer les chiens… Que faire, mon bon? Voilà! Quand ces petits oiseaux-là auront grandi, – et elle désignait les jeunes filles, – bon gré mal gré il faudra leur chercher des fiancés. – Eh bien! Mon cosaque, dit Marie Dmitrievna à Natacha, qu’elle appelait toujours ainsi, en la caressant de la main pendant que la petite baisait gaiement la sienne, – sans avoir peur… Cette fillette est un lutin, je le sais, mais je l’aime!»
Retirant d’un énorme «ridicule» des boucles d’oreilles en pierres fines, taillées en poires, elle les donna à la petite fille, toute rayonnante de joie et de plaisir, et, se retournant ensuite vers Pierre:
«Hé! Hé! Mon très cher, viens, viens ici, lui dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre douce et engageante; viens ici, mon cher.»
Et elle relevait ses larges manches d’un air menaçant…:
«Approche, approche! J’ai été la seule à dire la vérité à ton père, quand l’occasion s’en présentait; je ne vais pas te la ménager non plus, c’est Dieu qui l’ordonne.»
Elle se tut, et chacun attendit ce qui allait se passer après cet exorde gros d’orage:
«C’est bien, il n’y a rien à dire, tu es un gentil garçon!… Pendant que ton père est étendu sur son lit de douleur, tu t’amuses à attacher un homme de police sur le dos d’un ourson! C’est indécent, mon bonhomme, c’est indécent! Tu aurais mieux fait d’aller faire la guerre…»
Puis, lui tournant le dos et présentant sa main au comte, qui retenait à grand’peine un éclat de rire étouffé:
«Eh bien, à table, s’écria-t-elle, il en est temps, je crois!»
Le comte ouvrit la marche, avec Marie Dmitrievna. Venaient ensuite la comtesse au bras d’un colonel de hussards, personnage à ménager, car il devait servir de guide à Nicolas et l’emmener au régiment, Anna Mikhaïlovna avec Schinchine, Berg avec Véra, la souriante Julie Karaguine avec Nicolas; d’autres couples suivaient à la file tout le long de la salle, et enfin derrière toute la compagnie, marchant un à un avec les enfants, les gouverneurs et les gouvernantes. Les domestiques se précipitèrent sur les chaises, qui furent avancées avec bruit; la musique éclata dans les galeries du haut, et tout le monde s’assit. Les sons de l’orchestre ne tardèrent pas à être étouffés par le cliquetis des couteaux et des fourchettes, par la voix des convives et les allées et venues des valets de chambre. La comtesse occupait un des bouts de la longue table avec Marie Dmitrievna à sa droite, et Anna Mikhaïlovna à sa gauche. Le comte, placé à l’autre bout, avait Schinchine à sa droite et à sa gauche le colonel; les autres invités du sexe fort s’assirent à leur fantaisie, et, au milieu de la table, les jeunes gens, Véra, Berg, Pierre et Boris, faisaient face aux enfants, aux gouverneurs et aux gouvernantes.
Le comte jetait par intervalles un regard à sa femme et à son gigantesque bonnet à nœuds bleus, qu’il apercevait entre les carafes, les bouteilles et les vases garnis de fruits qui l’en séparaient, et s’occupait activement, sans s’oublier lui-même, à verser du vin à ses voisins. À travers les tiges d’ananas qui la cachaient un peu, la comtesse répondait aux coups d’œil de son mari, dont le front enluminé se détachait ostensiblement au milieu des cheveux gris qui l’entouraient. Le côté des dames gazouillait à l’unisson; du côté des hommes, les voix s’élevaient de plus en plus, et entre autres celle du colonel de hussards, qui mangeait et buvait tant et si bien, que sa figure en était devenue pourpre, et que le comte l’offrait comme exemple, aux autres dîneurs. Berg expliquait à Véra, avec un tendre sourire, que l’amour venait du ciel et n’appartenait point à la terre. Boris nommait une à une, à son nouvel ami Pierre, toutes les personnes présentes, en échangeant des regards avec Natacha, qui lui faisait vis-à-vis. Pierre parlait peu, examinait les figures qui lui étaient inconnues et mangeait à belles dents. Des deux potages qu’on lui avait présentés, il avait choisi le potage à la tortue, et depuis la koulibiaka jusqu’au rôti de gelinottes, il n’avait pas laissé passer un seul plat, ni refusé un seul des vins offerts par le maître d’hôtel, qui tenait majestueusement la bouteille enveloppée d’une serviette, et qui lui glissait mystérieusement à l’oreille:
«Madère sec, vin de Hongrie, vin du Rhin!»
Il buvait indifféremment dans l’un ou l’autre des quatre verres, aux armes du comte, placés devant, chaque convive, et il se sentait pris pour ses voisins d’une bienveillance qui ne faisait qu’augmenter à chaque rasade. Natacha regardait fixement Boris, comme les fillettes savent seules le faire quand elles ont une amourette, et surtout lorsqu’elles viennent d’embrasser pour la première fois le héros de