Pierre secoua la tête et promena ses mains autour de lui, comme s’il voulait chasser des cousins ou des abeilles.
«Ah! Dieu! Est-ce possible? J’aurai tout confondu; j’ai tant de parents à Moscou… Vous êtes Boris, … oui, c’est bien cela… enfin c’est débrouillé! Voyons, que pensez-vous de l’expédition de Boulogne? Les Anglais auront du fil à retordre, si Napoléon parvient seulement à traverser le détroit. Je crois l’entreprise possible, … pourvu que Villeneuve se conduise bien.»
Boris, qui ne lisait pas les journaux, ne savait rien de l’expédition et entendait prononcer le nom de Villeneuve pour la première fois.
«Ici, à Moscou, les dîners et les commérages nous occupent bien autrement que la politique, répondit-il d’un air toujours moqueur: je n’en sais absolument rien et je n’y pense jamais! Il n’est question en ville que de vous et du comte.»
Pierre sourit de son bon sourire, tout en ayant l’air de craindre que son interlocuteur ne laissât échapper quelque parole indiscrète; mais Boris s’exprimait d’un ton sec et précis sans le quitter des yeux.
«Moscou n’a pas autre chose à faire; chacun veut savoir à qui le comte léguera sa fortune, et qui sait s’il ne nous enterrera pas tous? Pour ma part, je le lui souhaite de tout cœur!
– Oui, c’est très pénible, très pénible, balbutia Pierre, qui continuait à redouter une question délicate pour lui.
– Et vous devez croire, reprit Boris en rougissant légèrement, mais en conservant son maintien réservé, que chacun cherche également à obtenir une obole du millionnaire…
– Nous y voilà! Pensa Pierre.
– Et je tiens justement à vous dire, pour éviter tout malentendu, que vous vous tromperiez singulièrement en nous mettant, ma mère et moi, au nombre de ces gens-là. Votre père est très riche, tandis que nous sommes très pauvres; c’est pourquoi je ne l’ai jamais considéré comme un parent. Ni ma mère, ni moi, ne lui demanderons rien et n’accepterons jamais rien de lui!»
Pierre fut quelque temps avant de comprendre; tout à coup il saisit vivement, et gauchement comme toujours, la main de Boris, et rougissant de confusion et de honte:
«Est-ce possible? S’écria-t-il, peut-on croire que je… ou que d’autres…?
– Je suis bien aise de vous l’avoir dit; excusez-moi. Si cela vous a été désagréable, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, continua Boris en rassurant Pierre, car les rôles étaient intervertis. J’ai pour principe d’être franc… Mais que dois-je répondre? Viendrez-vous dîner chez les Rostow?…»
Et Boris, s’étant ainsi délivré d’un lourd fardeau et tiré d’une fausse situation en les passant à un autre, était redevenu charmant comme d’habitude.
«Écoutez-moi, dit Pierre tranquillisé, vous êtes un homme étonnant. Ce que vous venez de faire est bien, très bien! Vous ne méconnaissez pas, c’est naturel… il y a si longtemps que nous ne nous étions vus… encore enfants… Donc, vous auriez pu supposer… je vous comprends très bien; je ne l’aurais pas fait, je n’en aurais pas eu le courage, mais tout de même c’est parfait. Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. C’est vraiment étrange, ajouta-t-il en souriant après un moment de silence, vous avez pu supposer que je… et il se mit à rire. – Enfin nous nous connaîtrons mieux, n’est-ce pas? Je vous en prie…» et il lui serra la main. Savez-vous que je n’ai pas vu le comte? Il ne m’a pas fait demander… il me fait de la peine comme homme, mais que faire?… Ainsi, vous croyez sérieusement que Napoléon aura le temps de faire passer la mer à son armée?»
Et Pierre se mit à développer les avantages et les désavantages de l’expédition de Boulogne.
Il en était là lorsqu’un domestique vint prévenir Boris que sa mère montait en voiture; il prit congé de Pierre, qui lui promit, en lui serrant amicalement la main, d’aller dîner chez les Rostow. Il se promena longtemps encore dans sa chambre, mais cette fois sans s’escrimer contre des ennemis imaginaires; il souriait et se sentait pris, sans doute à cause de sa grande jeunesse et de son complet isolement, d’une tendresse sans cause pour ce jeune homme intelligent et sympathique, et bien décidé à faire plus ample connaissance avec lui.
Le prince Basile reconduisait la princesse, qui cachait dans son mouchoir son visage baigné de larmes.
«C’est affreux, c’est affreux, murmurait-elle, mais malgré tout je remplirai mon devoir jusqu’au bout. Je reviendrai pour le veiller; on ne peut pas le laisser ainsi…, chaque seconde est précieuse. Je ne comprends pas ce que ses nièces attendent. Dieu aidant, je trouverai peut-être moyen de le préparer… Adieu, mon prince, que le bon Dieu vous soutienne!
– Adieu, ma chère,» répondit négligemment le prince Basile.
«Ah! Son état est terrible, dit la mère à son fils, à peine assise dans sa voiture; il ne reconnaît personne.
– Je ne puis, ma mère, me rendre compte de la nature de ses rapports avec Pierre.
– Le testament dévoilera tout, mon ami, et notre sort en dépendra également.
– Mais qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il nous laissera quelque chose?
– Ah! Mon enfant, il est si riche, et nous sommes si pauvres!
– Cette raison ne me paraît pas suffisante, je vous l’avoue, maman…
– Mon Dieu, mon Dieu, qu’il est malade!» répétait la princesse.
XVII
Lorsque Anna Mikhaïlovna et son fils avaient quitté la comtesse Rostow pour faire leur visite, ils l’avaient laissée seule, plongée dans ses réflexions et essuyant de temps en temps ses yeux pleins de larmes. Enfin elle sonna.
«Il me semble, ma bonne, dit-elle en s’adressant d’un ton sévère à la fille de chambre qui avait tardé à répondre à l’appel, que vous ne voulez pas faire votre service; c’est bien! Je vous chercherai une autre place!»
La comtesse avait les nerfs agacés; le chagrin et la pauvreté honteuse de son amie l’avaient mise de fort mauvaise humeur, ce qui se traduisait toujours dans son langage par le «vous» et «ma bonne».
«Pardon, madame, murmura la coupable.
– Priez le comte de passer chez moi.»
Le comte arriva bientôt en se dandinant et s’approcha timidement de sa femme:
«Oh! Ah! Ma petite comtesse, quel sauté de gelinottes au madère nous aurons! Je l’ai goûté, ma chère. Aussi ai-je payé Taraska mille roubles, et il les vaut.»
Il s’assit à côté de sa femme, passa une main dans ses cheveux et posa l’autre sur ses genoux d’un air vainqueur.
«Que désirez-vous, petite comtesse?
– Voilà ce que c’est, mon ami; mais quelle est cette tache? Lui dit-elle en posant le doigt sur son gilet. C’est sans doute le sauté de gelinottes? Ajouta-t-elle en souriant. Voyez-vous, cher comte, il me faut de l’argent.»
La figure du comte s’allongea.
«Ah! Dit-il, chère petite comtesse!»
Et il chercha son portefeuille avec agitation.
«Il