Ces nouvelles théories de l’hypnotisme, des maladies mentales, de l’hystérie, tout cela n’est pas une bêtise simple, mais une bêtise dangereuse ou mauvaise. Charcot, je suis sûr, aurait dit que ma femme était hystérique. Et de moi il eût dit que j’étais un être anormal, et il eût voulu me soigner, mais il n’y avait rien à soigner en nous. Toute cette « maladie mentale » était le simple résultat de ce que nous vivions immoralement. Grâce à cette vie immorale nous pâtissions et, pour étouffer nos souffrances, nous essayions des moyens anormaux, ce que les médecins nomment les « symptômes » d’une maladie mentale, l’hystérie.
Ce n’est pas chez Charcot ni chez d’autres qu’il faut se faire soigner pour cela. Ni la suggestion ni le brome n’eussent été efficaces pour notre guérison. Il eût fallu examiner l’origine du mal ; c’est comme lorsqu’on est assis sur un clou : si vous voyez le clou, vous voyez ce qui est irrégulier dans votre vie, et vous l’évitez. Dès lors le mal s’arrête, sans qu’il soit nécessaire de l’étouffer. Notre mal à nous provenait de l’irrégularité de notre vie et aussi de ma jalousie, mon irritabilité et la nécessité de me soutenir par la chasse, les cartes et surtout le vin et le tabac, dans un état de demi-ivresse perpétuelle. C’est à cause de cette irrégularité que ma femme se passionnait tant pour ses occupations. Le changement brusque de son humeur, tantôt l’extrême tristesse et tantôt l’extrême gaieté, son bavardage, provenait du besoin de s’oublier elle-même, d’oublier sa vie dans l’enivrement continuel des occupations quelconques et toutes brèves.
Nous vivions ainsi dans une perpétuelle brume, où nous ne distinguions pas notre état. Nous étions comme deux galériens attachés au même boulet, qui s’exècrent, s’empoisonnent l’existence, qui cherchent à s’étourdir. J’ignorais encore que quatre-vingt-dix-neuf ménages sur cent vivent dans cet enfer, et qu’il n’en saurait être autrement. Je ne savais cela ni par les autres ni par moi-même. Elles sont surprenantes, les coïncidences qui se trouvent dans la vie régulière et même irrégulière. À la même époque où la vie des parents devient impossible, il devient indispensable d’aller habiter la ville pour l’éducation des enfants. C’est ce que nous fîmes.
Posdnicheff se tut et par deux fois il laissa entendre, dans les demi-ténèbres, des soupirs qui, en ce moment, me parurent des sanglots comprimés. Puis il continua :
XVIII
– Nous habitâmes donc la ville. En ville, les malheureux se sentent moins tristes. On peut y vivre cent ans sans être remarqué et personne non plus ne remarquera que l’on est mort depuis longtemps. On n’a pas le temps de s’approfondir sur son sort. Tous sont absorbés. Les affaires, les relations sociales, l’art, la santé des enfants, leur éducation... Et tantôt il faut recevoir, faire des visites, il faut voir ceci, il faut entendre celui-ci ou celle-là. (En ville, il y a toujours une, deux ou trois célébrités qu’on ne peut se dispenser d’aller visiter.) Tantôt il faut se soigner, ou soigner tel ou tel petit, tantôt c’est le professeur, le répétiteur, les gouvernantes..., et la vie est absolument vide. Dans ces affairements, nous sentions moins la souffrance de notre cohabitation. D’ailleurs, les premiers temps, nous avions une occupation superbe : l’arrangement du nouveau logis, et puis aussi le déménagement de la ville à la campagne et de la campagne à la ville.
Nous passâmes ainsi un hiver. L’hiver suivant, il nous arriva un incident qui passa inaperçu et qui, au fond, fut la cause de tout ce qui arriva ultérieurement. Ma femme était souffrante et les canailles (les médecins) ne lui permirent pas de concevoir un nouvel enfant et lui en enseignèrent le moyen. J’en eus un dégoût profond. Je luttai vainement à l’encontre, mais elle avec légèreté et avec opiniâtreté aussi insistait, et je me rendis. La dernière justification de notre vie de cochons fut par là supprimée, et la vie devint encore plus ignoble.
Le paysan, l’ouvrier ont besoin d’enfants, et par là leurs relations conjugales ont une justification. Mais nous, lorsque nous avons quelques enfants, nous n’avons plus besoin d’en avoir davantage. C’est un tracas superflu, des dépenses, des cohéritiers, c’est un embarras. Aussi n’avons-nous pas d’excuses pour notre existence de cochons. Mais nous sommes si profondément dégradés que nous ne voyons pas la nécessité d’une justification. La majorité des gens de la société contemporaine s’adonnent à cette débauche sans le moindre remords. Nous n’avons plus de conscience, excepté pour ainsi dire la conscience de l’opinion publique et du Code criminel. Mais en ceci ni l’une ni l’autre de ces consciences ne sont frappées : il n’est pas un être de la société qui en rougisse ; chacun la pratique, X., Y., Z., etc. À quoi bon multiplier les mendiants et se priver des joies de la vie sociale ? Avoir de la conscience devant le Code criminel ou le craindre, il n’y a pas de nécessité ; ce sont les filles ignobles, les femmes de soldats qui jettent leurs enfants dans des mares ou dans des puits ; ceux-là, certes, il faut les mettre en prison. Mais chez nous, la suppression se fait en temps opportun et proprement.
Ainsi nous passâmes encore deux ans. Le moyen donné par les canailles nous avait évidemment réussi. Ma femme avait engraissé et embelli ; c’était la beauté de fin d’été. Elle le sentait et s’occupait beaucoup de sa personne. Elle avait acquis cette beauté provocante qui trouble les hommes. Elle était dans tout l’éclat de la femme de trente ans qui ne fait pas d’enfants, se nourrit bien et est excitée. Sa seule vue faisait peur. C’était comme le cheval d’attelage longtemps oisif, de complexion ardente, dont on enlève subitement la bride. Quant à ma femme, elle n’avait pas de brides, comme, d’ailleurs, les quatre-vingt-dix-neuf sur cent de nos femmes.
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