Elle est de plus en plus indépendante, ce qui est normal et naturel pour les enfants de cet âge, mais pour elle, cela semble être un point d’honneur car elle n’a déjà plus de maman. La psychothérapeute trouve que l’indépendance qu’elle démontre est positive, elle affirme que c’est une manière pour elle de dépasser ce qui s’est passé, et que cela aurait été plutôt préoccupant si elle cherchait à s’accrocher à moi.
Étant donné qu’elle a besoin d’énormément de soutien pendant la nuit puisqu’elle n’arrive pas à se débarrasser de ses cauchemars, il est possible que le « je suis capable » qu’elle démontre à un tel niveau soit une réaction de dépendance qu’elle ressent par rapport l’adulte qui s’occupe d’elle, c’est-à-dire moi. C’est une petite fille avec beaucoup d’énergie ma Becca.
Nous allons dans sa chambre et commence alors une tâche souvent compliquée pour elle : choisir ses vêtements pour la journée. À chaque fois, je lui enfile ses sous-vêtements, m’assois sur le fauteuil en mousse à sa hauteur, et lui montre ce qu’il y a dans les tiroirs et dans l’armoire, j’expose les pièces sur le lit comme s’il s’agissait de la vitrine d’une boutique de mode. C’est un procédé qui peut se révéler très long et qui serait bien plus acceptable pour quelqu’un qui souffre de daltonisme aigu. En effet, les combinaisons de couleurs qui sont faites, et que je n’arrive pas toujours à éviter, sont parfois assez bizarres.
Je lui propose mon avis concernant les mélanges de couleurs, les tissus et la météo. Je souligne aussi le lien entre le deuxième et le troisième point, ce qui, il y a encore quelques mois, paraissait irréalisable, mais ce n’est encore aujourd’hui toujours pas gagné.
Je n’ai l’habitude de me fâcher que lorsqu’elle souhaite mettre deux pantalons ou deux robes les uns sur les autres. Elle avance alors l’argument que si elle peut mettre deux ou parfois trois pulls/petites laines qu’elle n’aime pas, pourquoi ne peut-elle pas porter deux pantalons qu’elle aime ? Il n’y a rien que je puisse répondre à cela, de sorte que je me limite à dire non et laisse passer la crise qui, en général, suit. Heureusement, cela n’arrive pas très souvent. Aujourd’hui elle ne sait pas quoi choisir entre une salopette de couleur marron et une autre en jean bleu, à assortir avec un col roulé en coton dans les tons d’orange et jaune ou un autre tee-shirt rouge avec un col blanc. Les chaussettes seront jaunes à pois verts. Finalement elle se décide pour la salopette marronne et le col roulé.
Pendant que je l’habille, elle me raconte ce qu’elle va faire au jardin zoologique, elle me parle des enfants avec qui elle va s’amuser et qu’elle apprécie et ceux qu’elle n’aime pas avoir à ses côtés.
« Tu sais Kalle, Jo’ge est très embêtant, il passe sa vie à me tirer les cheveux et à courir derrière moi. Et même quand je lui dis d’a’êter il ne me lâche pas !! » – Je me dis, allons bon, mais décide d’abord de la faire parler voir jusqu’où elle va aller :
« Ah oui ? Mais quel méchant garçon. En as-tu déjà parlé à Carmen ? Ou bien, pourquoi ne lui fais-tu pas la même chose ? » – elle me regarde surprise, d’un air qui veut dire « tu es bête dis donc ».
« Mais tu sais, il ne me pousse pas très fort, et puis si je le dis à Carmen, elle va le punir et après il sera triste et ne pourra plus jouer avec moi. Il ne me pousse pas vraiment, c’est un jeu, mais après tous les autres enfants viennent et disent des choses et me regardent et je n’aime pas ça ! » Tout cela dit en un souffle et de plus en plus fort.
Un cas désespéré sans doute, et je ne pense pas qu’il y ait grand-chose à faire pour résoudre ce problème sans l’aide d’une autorité supérieure, car le garçon ne prête pas attention à ses demandes. C’est pour cela que je lui ai dit d’en parler à Carmen ou à Ana quand il recommencera. Ensuite quand il aura été puni, elle ira le voir pour lui expliquer qu’elle n’aime pas qu’il lui fasse cela. Elle n’est pas très convaincue et moi non plus, mais dans ma tête je me dis que c’est réglé.
Nous allons ensuite dans la cuisine prendre le petit-déjeuner. Pour Becca ce sera jus d’orange, flocon d’avoine instantanés avec du lait et confiture de groseille, quant à moi je mange deux tranches de pain grillé avec du jambon et une banane. Je bois une tasse de café au lait pendant qu’elle déguste un Danino en me racontant les cadeaux qu’elle souhaite commander au Père Noël. Au début je trouvais que c’était un peu tôt pour penser à cela. Mais je me suis finalement rappelé des lumières de la ville et me suis aperçu qu’il restait moins d’un mois. Alors c’est normal qu’elle commence à penser à sa liste de cadeaux. Liste qu’elle finit d’ailleurs toujours par modifier cent fois, jusqu’au jour-j. Heureusement il y a toujours la possibilité de lui dire que tel ou tel cadeau a peut-être été laissé par erreur dans la maison des uns ou des autres, et cela me laisse le temps d’aller échanger et acheter ce qu’elle veut sans qu’elle s’en rende compte. Parfois, je pense que je la gâte et que j’essaye trop de la protéger, non pas qu’elle soit exigeante ou qu’elle fasse beaucoup de caprices quand elle n’a pas ce qu’elle veut, mais même comme ça j’ai peur de faire quelque chose de mal. Je suis encore novice en tant que père, en plus de cela, célibataire et sans avoir suivi la grossesse afin de pouvoir m’y préparer.
Non, Becca n’aurait dû être pour moi qu’une responsabilité d’oncle et ce même en sachant que le sale type qui a contribué à la moitié de ses chromosomes n’a pas perdu de temps pour partir quand il a su que Mia était enceinte. Il n’a plus jamais donné de nouvelles.
Non, il ne nous manque pas du tout. Un comportement comme celui-ci face à une grossesse non désirée n’aurait pu être que pire si, par hasard, il était revenu.
Ma sœur cadette ne s’est pas laissée affecter, même si au début elle a accusé le coup. Rien ne lui laissait imaginer une telle réaction, elle l’a laissé partir et n’a rien fait pour interrompre sa grossesse. Je ne pense pas qu’elle l’ait fait par principe ou pour ses idées philosophiques ou politiques. Je pense qu’elle était seulement heureuse d’être enceinte et face à ses menaces, qu’il a exécuté, de la quitter si elle n’avortait pas, elle a senti que ce qu’elle voulait réellement était de garder son bébé – alors que ses amies lui disaient que le mieux pour elle serait d’avorter. L’expression brésilienne « dou um boi para não entrar nessa briga, e uma boiada para não sair dela », c’est-à-dire « autant faire les choses jusqu’au bout » était la devise de ma sœur, et avec l’arrivée de Becca rien n’a changé. De notre côté, nous avons fait de notre mieux pour l’aider avant et après la naissance du bébé ; le seul qui n’était pas satisfait de la situation était mon père qui voulait faire un procès au type et à toute sa famille quel qu’en soit la cause. Mais il a fini par être d’accord avec nous sur le fait qu’il était mieux de faire les choses comme Mia le souhaitait.
Becca est ainsi née, dans la paix et le calme à l’hôpital d’Uppsala, prématurée d’un mois selon la tradition familiale de la grand-mère maternelle, le 4 mars il y a presque quatre ans.
Malheureusement, même si j’essaye de tout faire pour compenser, et c’est là la raison de ce long monologue, je suis le seul soutien proche qui lui reste, un oncle complétement inexpérimenté dans son nouveau rôle de père. Enfin, ce n'est pas si mal que ça, depuis le temps, ça ne doit pas être pire qu’un homme qui vient d’être père pour la première fois et je vais toujours apprendre de mes erreurs. J’aimerais beaucoup avoir Lotta, ma sœur la plus jeune, avec moi. Mais elle étudie actuellement en Espagne et vit chez mes grands-parents à Madrid car elle n’a pas trouvé d’appartement.
Je suis sorti dans mes pensées par cette petite personne à mes côtés qui me dit qu’elle a tout mangé