«Traduire... Jamais produire...» répéta Vincent de Villenoise. «Mon père, lui, a produit quelque chose... l’APÉRITIF BERTET.» C’est avec une ironie à l’égard de cette facile invention, un mouvement de rage contre sa propre impuissance et d’humeur contre l’insolence de cette énorme affiche suggestionnant l’humanité avec deux mots et la silhouette d’une bouteille, que le jeune homme émit pour lui-même cette réflexion. Cependant il était injuste, puisque son immense fortune, son hôtel de la rue Jean Goujon, son château de Villenoise—dont, après les formalités légales, son père, Armand Bertet, avait pris et lui avait légué le nom,—tout, jusqu’à son instruction raffinée, jusqu’à ses studieux loisirs, était sorti de la panse arrondie de cette purpurine bouteille. Pourquoi donc la haïssait-il, souffrait-il tant de la voir?... Au point que s’il eût connu quelque région habitable où ne se fussent point glissées les réclames de l’APÉRITIF BERTET, Vincent s’y serait réfugié; non pas pour toujours—il aimait trop Paris—mais de temps à autre, en guise de cure morale, pour éliminer de son organisme le jaune et le rouge de cette affiche, dont la sensation l’exaspérait.
Peut-être... (bien que l’accoutumance au bien-être et l’ingratitude envers ses causes soient tellement naturelles qu’il semble inutile de les expliquer), peut-être Vincent de Villenoise sentait-il confusément que, malgré son rôle de corne d’abondance, la bouteille de l’affiche avait eu des torts envers lui. Sans cet incroyable flot d’or que, de ses gros flancs de verre glauque, de son goulot commun, elle avait déversé dans la misérable arrière-boutique d’Armand Bertet, le petit Vincent aurait reçu une éducation bien différente. Au lieu d’être, pendant dix-huit ans, comprimé dans le moule où se réalise le type du «monsieur» et du «savant», tel que le concevait son père,—l’ancien garçon épicier Armand, devenu Bertet le marchand de produits chimiques, puis M. Bertet l’inventeur de l’apéritif, puis M. Bertet de Villenoise, directeur d’usine, et enfin M. de Villenoise, châtelain et maire de sa commune;—au lieu d’avoir plié sa souple intelligence et son trop docile caractère à la discipline du lycée, des précepteurs particuliers, de l’École Normale et de l’École de Droit; au lieu de n’avoir vu rien de plus glorieux au monde que le maximum des points dans les examens, que les soutenances de thèse, que les titres de docteur et d’agrégé, Vincent eût de bonne heure engagé la lutte pour la vie. Et quelque chose lui disait que, dans cette lutte, il n’eût pas été vaincu. Doué comme il l’était, comme il l’avait montré dès sa petite enfance, peut-être ne lui avait-il manqué qu’un peu de volonté, un certain esprit d’initiative pour devenir vraiment «quelqu’un». Mais cette volonté, cet esprit d’initiative, doivent, avec le genre d’éducation moderne, être poussés jusqu’à l’indépendance outrée, l’instinct de contradiction, la révolte, pour ne pas s’éteindre sous l’effroyable amas des idées toutes pensées et des opinions toutes faites, sous l’amoncellement des connaissances tout élaborées, et dans le laminoir des examens identiques écrasant à la même mesure les esprits les plus dissemblables. C’est même sans doute parce que de telles qualités d’énergie triomphent seulement lorsqu’elles ont l’exagération d’un défaut, que tous les hommes illustres sont contraints d’avouer aux enfants, dans les distributions de prix, qu’ils ont été des «cancres» au collège. Vérité presque à coup sûr, mais vérité bien dangereuse à dire devant des auditeurs de douze ans.
Vincent de Villenoise, loin d’être un cancre, avait porté sur son front d’adolescent tous les lauriers universitaires. Bien légères, ces couronnes de papier doré! Toutefois de quel poids fabuleux, de quel cercle de plomb elles écrasent et enserrent de plus en plus l’intelligence humaine, la volonté humaine! Heureusement on ne les propose pas partout comme but suprême aux efforts des générations qui grandissent.
De pareilles réflexions s’ébauchaient à peine, en ce matin d’avril, dans l’esprit de M. de Villenoise, tandis que le landau de noce le transportait vers une personne inconnue de lui, Mme Pirard, qu’il devait ramener chez le général Méricourt, où le cortège s’assemblait. Pourtant, il avait déjà craint de découvrir en lui-même une certaine impuissance à vouloir; et cette crainte lui redevenait sensible précisément parce qu’il allait assister, ce jour-là même, au mariage de son meilleur ami, Robert Dalgrand, avec Mlle Lucienne Méricourt, la fille du général.
Oui, Robert se mariait. Robert avait pu prendre cette détermination énorme de changer radicalement sa vie, de risquer son bonheur, pour une seule chance de bonheur plus grand, contre vingt chances de malheur possible. Robert avait accepté de jouer sa sécurité morale, son indépendance, tout son avenir, à pile ou face, avec l’inconnu pour enjeu. Et cela tranquillement, presque brusquement, sans les hésitations, les retards, les tourments d’incertitude qui, pour Vincent, eussent accompagné un acte d’une telle importance.
Se marier!... Depuis deux ans que sa trentaine avait sonné, Vincent, parfois, avait entrevu ce que pourrait devenir son existence s’il parvenait à hausser sa volonté jusqu’à une décision pareille. Mais, outre que des circonstances très spéciales semblaient—à son point de vue du moins—lui interdire de songer au mariage, son antipathie pour les résolutions irréparables et l’insuffisance des données d’après lesquelles se serait déterminé son choix, suffisaient pour couper court aux fantaisies nuptiales de son imagination.
Il admirait donc Robert—comme un homme qui a peur de l’eau admire le nageur qui pique une tête: sans l’envier précisément.
Cependant M. de Villenoise n’eut pas le loisir d’analyser pourquoi son état d’esprit tournait à un vague mécontentement de lui-même. Il arrivait chez cette Mme Pirard, qu’on l’envoyait quérir,—une tante veuve d’un certain âge, qui le fit attendre assez longtemps au salon parce que sa toilette n’était pas terminée. Tandis que, dans le secret de la chambre à coucher, la couturière élargissait à la hâte un corsage de satin grenat dans lequel, au dernier moment, la dame ne pouvait pas entrer, Vincent, qui, machinalement, feuilletait des albums de photographies, profita de sa solitude pour bâiller jusqu’aux larmes; puis il murmura entre ses dents:
«Sacristi! voilà des corvées qui convertiraient à l’union libre!»
Mais la veuve parut, montrant, sous les frisures grisonnantes de ses cheveux, un visage presque aussi grenat que sa cuirasse de satin. La couturière venait de lui dire: «Madame ne porte pas trente ans.» Et la grosse personne, qui savourait cette phrase, fut saisie d’un attendrissement à se trouver tout à coup face à face avec un jeune homme. Vincent, à sa vue, se leva, reprit sur une table son claque, dont le ressort serrait un de ses gants, et s’inclina, sans se douter que, sous ce corsage sanglé à outrance, un cœur encore sensible venait de précipiter ses battements, au grand risque d’une congestion pour la dame. Pourtant, si, lorsqu’elle eut soupiré très fort pour reprendre sa respiration et qu’il la suivit à travers l’antichambre et l’escalier, Vincent se fût avisé du danger de suffocation qu’elle venait de courir, il eût peut-être volontiers convenu tout bas que sa jolie barbe en était cause.
C’était sa coquetterie, en effet, et le principal charme de sa physionomie, cette fine mousse blonde, qui, savamment taillée, allongeait en pointe son visage, foisonnait et frisait au-dessus de sa lèvre, et s’en allait, presque rasée vers le haut des joues, se perdre en léger coup d’estompe sous les cheveux à peine plus foncés. C’était elle qui donnait de la douceur à ses yeux bruns, de l’affinement à ses traits, un air d’élégance et d’énergie à toute sa personne. Grâce à cette barbe si bien plantée, coupée avec art, Vincent