–Il y a, en effet, dans votre allure quelque chose de militaire, interrompit l’étranger, qui faisait des efforts évidents pour réprimer son impatience toujours croissante, mais, comme mon temps est très-précieux, je désirerais plus particulièrement savoir à présent ce que vous avez à dire sur ce vaisseau.
–Oui, Monsieur, on prend une allure militaire à force de voir des combats. Or çà, heureusement pour nous deux, me voici arrivé à la partie de mon secret qui regarde plus spécialement ce navire. J’étais assis là, réfléchissant à la manière dont les matelots étrangers avaient été ensorcelés par mon voisin avec son ton mielleux; car, afin que vous le sachiez, ce Tape parle, parle… Un jeune drôle qui n’a vu qu’une seule guerre tout au plus!… Je réfléchissais donc à la manière dont il m’a dérobé mes pratiques légitimes, lorsque… une idée en amène toujours une autre,–cette conclusion naturelle,–comme dit toutes les semaines notre révérend prêtre dans ses sermons, qui sont à fendre le cœur,–se présenta tout à coup à mon esprit:–Si ces marins étaient d’honnêtes et consciencieux négrierts, planteraient-ils là un pauvre diable qui a une nombreuse famille, pour aller jeter leur or légitimement gagné à la tête d’un méchant bavard? Je me fis sur-le-champ la réponse à moi même; oui, Monsieur, je n’hésitai pas à me la faire, et je me dis que non. Alors j’adressai ouvertement cette question à mon intelligence: –S’ils ne sont pas négriers, que sont-ils? Question que, le roi lui-même en conviendrait dans sa sagesse royale, il était plus facile de faire qu’il ne l’était d’y répondre. A quoi je répondis: Si le vaisseau n’est ni un franc négrier ni un des croiseurs ordinaires de Sa Majesté, il est aussi clair que le jour que ce ne peut être ni plus ni moins que le vaisseau de cet infâme pirate, le Corsaire Rouge.
–Le Corsaire Rouge! s’écria l’étranger en vert en tressaillant de manière à prouver que son attention, qui commençait à se lasser des digressions interminables du tailleur, était tout à coup fortement excitée: ce serait en effet un secret qui vaudrait son pesant d’or!–Mais qui vous fait supposer cela?
–Une foule de raisons que je vais vous détailler dans leur ordre respectif. En premier lieu, c’est un vaisseau armé; en second lieu, ce n’est pas un croiseur légitime, autrement on en serait instruit, et moi tout le premier, attendu qu’il est bien rare qu’il ne me revienne pas quelque argent des vaisseaux du roi; en troisième lieu, la conduite brutale et désordonnée du petit nombre de matelots qui sont venus à terre tend à le prouver; et enfin, ce qui est bien prouvé peut être regardé comme substantiellement établi. Telles sont, Monsieur, ce que j’appellerai les prémisses de mes inductions, que je vous prie de vouloir bien soumettre à l’attention royale de Sa Majesté.
L’avocat en vert écouta les conjectures un peu longuement déduites d’Homespun avec beaucoup d’attention, malgré la manière obscure et confuse dont il les exposait. Son œil perçant regardait tour à tour rapidement le vaisseau et la figure de son compagnon; mais il se passa quelques minutes avant qu’il jugeât convenable de faire aucune réponse. L’air de gaieté et d’insouciance avec lequel il s’était présenté, et qu’il avait continué à montrer jusqu’alors dans le cours de la conversation, fit place à un air abstrait et rêveur, qui montrait assez que, quelque léger qu’il pût paraître ordinairement, il était loin d’être incapable de mûres et de profondes réflexions. Néanmoins, sa figure quitta tout à coup cette expression de gravité, pour en prendre une qui offrait un singulier mélange de sincérité et d’ironie, et, posant familièrement la main sur l’épaule du tailleur, qui était tout oreilles, il répondit:
–Vous venez de remplir le devoir d’un loyal et fidèle serviteur du roi, et vos remarques sont en effet d’une haute importance. Il est bien connu qu’une forte somme est promise à qui livrera un seul des compagnons du Corsaire, et que des récompenses magnifiques et tout à fait royales attendent celui qui parviendra à remettre toute cette troupe de mécréants entre les mains du bourreau; il serait même très-possible que quelque témoignage signalé de la satisfaction royale suivît un pareil service: il y eut Phipps, homme de basse origine, qui reçut le titre de chevalier…
–De chevalier! répéta le tailleur dans une sorte d’extase.
–Oui, de chevalier, répéta l’étranger avec un grand sang-froid, d’illustre et honorable chevalier. Quel est le nom que vos parrains vous ont donné au baptême?
–Mon nom donné, gracieux gentilhomme, est Hector.
–Et la maison elle-même, le titre distinctif de la famille?
–On nous a toujours appelés Homespun.
–Sir Hector Homespun! voilà un nom qui résonnera aussi bien qu’un autre; mais pour vous assurer ces récompenses, mon ami, il faut beaucoup de discrétion. J’admire votre perspicacité, et je me rends à vos arguments invincibles; vous avez démontré d’une manière si palpable la justesse de vos soupçons, que je suis aussi certain que ce vaisseau est le Corsaire, que je le suis de vous voir bientôt porter des éperons, et de vous entendre appeler sir Hector: ce sont deux faits également bien établis dans mon esprit; mais il est nécessaire que dans cette occasion nous agissions avec prudence. Je vous ai entendu dire que vous n’aviez communiqué à personne le résultat de vos lumineuses observations.
–A âme qui vive. Tape lui-même est prêt à jurer que les gens de l’équipage sont d’honnêtes négriers.
–A merveille. Il faut d’abord que nous soyons bien sûrs de nos conclusions, et alors nous songerons à la récompense. Venez me trouver ce soir, à onze heures, là-bas, à ce point peu élevé où la terre s’avance dans le havre extérieur; de là nous ferons nos observations, et tous nos doutes une fois éclaircis, nous parlerons demain matin, et nos paroles retentiront depuis la colonie de la Baie jusqu’aux établissements d’Oglethorpe. Jusque-là séparons-nous, car il n’est pas bon qu’on nous voie plus longtemps conférer ensemble. Souvenez-vous bien de mes recommandations. Silence, exactitude et faveur du roi, voilà notre mot d’ordre
–Adieu, honorable gentilhomme, dit le tailleur en faisant un salut jusqu’à terre, tandis que son compagnon portait légèrement la main à son chapeau,
–Adieu, sir Hector, répondit l’étranger en vert avec un sourire affable et en lui faisant un gracieux salut de la main. Il remonta alors lentement le quai, et disparut derrière le manoir des Homespun, laissant le chef de cette ancienne famille, comme beaucoup de ses ancêtres et sans doute de ses descendants, tellement absorbé par le sentiment de sa grandeur future, et si aveuglé par sa folie, que, quoique physiquement il vît à gauche et à droite aussi bien que jamais, les yeux de son âme étaient complétement obscurcis par les fumées de l’ambition.
CHAPITRE III.
ALONZO: Bon contre-maître, prenez garde.
SHAKSPEARE. La Tempête.
A peine l’étranger eut-il quitté le crédule tailleur, que sa figure perdit son expression empruntée pour en prendre une plus calme et plus naturelle. Néanmoins il semblait que la réflexion n’était pour lui ni une habitude ni un plaisir, car, donnant plusieurs coups de badine sur sa botte, il entra dans la principale rue de la ville d’un pas léger et d’un air distrait. Malgré cette distraction apparente, il ne laissait