Si l'on considère, dans ses traits les plus saillants, l'action socialiste, telle qu'elle s'est déroulée au cours de trois générations, on trouve qu'abstraction faite de ses manifestations pratiques et organisatrices, cette organisation a eu pour principal effet d'accentuer dans une mesure extraordinaire l'esprit de réaction, de détruire l'idée libérale et de déprécier le sentiment de la liberté. Le jour où le socialisme a fait de l'affranchissement des peuples une question d'argent et de biens et où il a réussi à attirer les masses sous cette bannière, l'idée qui était à sa base se trouva brisée; l'aspiration à l'indépendance est devenue convoitise. Plus d'un homme cultivé s'est détourné de ce mouvement; la bourgeoisie s'est mise à trembler; la réaction possédante a vu ses forces doubler, grâce à l'afflux de nouvelles recrues et à des mesures de précaution opportunes, et elle riait dans son for intérieur de ces pauvres diables de prolétaires qui, tout en lui voulant du mal, lui faisaient tant de bien, qui, tout en acclamant la république et le communisme, consolidaient le trône et l'autel. Intérieurement association d'intérêts, extérieurement hiérarchie de fonctionnaires, le socialisme, qui devait devenir un mouvement mondial, déchut au rang d'un simple parti, devint la proie de la manie du nombre, de la populaire formule unitaire; contrairement à tout ce qui s'était vu aux époques fortes, il perdait en efficacité, à mesure que le nombre de ses adeptes et adhérents augmentait.
Nous devons nous arracher à cette inertie de la conscience qu'a laissée au cœur de l'Europe la résistance aux tristes paradis utilitaires, aux idéaux de tréteaux et de foire, aux phrases à effet lancées sans conviction et aux invectives menaçantes. Si nous réussissons à nous rendre compte de toute l'indignité que nous vaut la servitude de millions d'hommes faits, comme nous, à l'image de Dieu, ayant tous les droits à notre amour, nous n'éprouverons aucune répugnance à faire une partie du chemin côte à côte avec le socialisme, tout en désavouant ses fins. Si nous aspirons, dans le monde intérieur, au développement de l'âme, nous aspirons, dans le monde visible, à la disparition de l'esclavage héréditaire. Si nous voulons l'affranchissement de ceux qui ne sont pas libres, cela ne veut pas dire que nous considérions une certaine répartition des biens comme une chose essentielle en soi, une certaine hiérarchie des droits de jouissance comme une chose désirable, une certaine formule utilitaire comme décisive. Il ne s'agit ni de faire disparaître les inégalités des destinées et exigences humaines, ni de rendre tous les hommes indépendants ou aisés ou heureux, ni d'accorder à tous les hommes les mêmes droits: il s'agit de mettre à la place d'une institution aveugle et invincible l'autonomie et la responsabilité personnelles, d'ouvrir aux hommes le chemin de la liberté, au lieu de leur imposer une liberté toute faite. Peu importent les sacrifices humains et moraux qu'exige cette réforme, car le but que nous poursuivons consiste, non à obtenir une utilité ou un avantage quelconques, mais à ranger le monde sous la loi divine. Et alors même que le règne de cette loi devrait diminuer la somme du bonheur terrestre, sa valeur resterait intacte; et s'il devait ralentir la marche de la civilisation et les progrès de la culture, ce serait là un effet tout à fait secondaire. Nous examinerons sans passion la question de savoir si la loi divine dont nous parlons comporte tous ces inconvénients; et si nous trouvons qu'il n'en est pas ainsi, nous ne tirerons de ce résultat négatif aucun encouragement supplémentaire à poursuivre notre chemin. C'est que, pour le poursuivre, nous n'avons besoin d'aucune justification, d'aucune promesse; notre tâche nous est dictée par des raisons extérieures tirées de la dignité et de la justice de notre existence, ainsi que de l'amour des hommes, et par une raison intérieure qui n'est autre que la loi de l'âme.
Puisque nous allons, dans les pages qui suivent, nous occuper pendant quelque temps des choses du jour, sans toutefois observer cette manière prudente, fondée sur la démonstration et la persuasion et si chère à l'homme politique qui la qualifie de concrète, nous croyons devoir attirer l'attention sur la distinction suivante: il y a des ouvrages qui s'évertuent à fournir des arguments à une conviction répandue et à la rendre irréfutable, jusqu'au jour où une nouvelle conviction vient la supplanter; et il y a des ouvrages qui tirent de prémisses données les conséquences les plus utiles. Malgré toute la certitude mathématique de leur méthode, il manque généralement à ces deux catégories d'ouvrages la certitude du but qui, elle, n'est jamais mathématique, mais est toujours intuitive. C'est pourquoi, loin de prétendre à une certitude quelconque, nous chercherons seulement à formuler, dans les pages qui suivent, des sentiments et appréciations éclairés par la pensée. C'est que cet ouvrage ne se propose pas d'instituer des discussions pratiques, mais seulement de poser des fins. Si ces fins correspondent dans une mesure quelconque, si minime soit-elle, aux exigences de l'esprit objectif, l'appréciation des réalités se trouvera soumise de ce fait même, et sans que nous ayons à intervenir, au critère de la pensée.
Or, la fin à laquelle nous aspirons s'appelle liberté humaine.
LE CHEMIN
I
LE CHEMIN DE L'ÉCONOMIE
Pendant un siècle, notre pensée s'était servie de la méthode historique; aujourd'hui, cette méthode est en voie de dégénérescence et devient nuisible, surtout dans ses applications aux institutions.
Les productions de la nature se transforment, tout en maintenant leur sens et leur but ou en ne leur faisant subir que des modifications lentes; les institutions, au contraire, tout en conservant leur nom et leurs attributs essentiels, changent de contenu, voire de raison d'être: une créature nouvelle s'installe dans la vieille coquille.
On peut, par abréviation, appeler ce phénomène substitution de la raison d'être.
Cette substitution tient à ce que le nombre de formes que peut revêtir une institution est limité, que par paresse et par économie l'esprit se sert volontiers de formules déjà existantes et que la continuité du progrès dans le temps ne permet de reconnaître que difficilement le moment où s'imposent le choix d'une nouvelle notion, ou d'un nouveau nom, l'élimination d'organismes morts et l'introduction de nouvelles manières de voir.
La méthode historique n'en reste pas moins dans tous les cas attrayante et stimulante, parce qu'elle permet d'expliquer certaines qualifications, de démontrer l'évolution de genres littéraires, de mettre en lumière des mouvements et changements fonctionnels; mais elle aboutit à des erreurs dangereuses, lorsqu'elle entreprend d'expliquer l'organisme actuel, vivant et agissant, et de tracer d'avance son développement ultérieur. Il peut être intéressant de savoir qu'il existe une relation entre le pontificat et la construction de ponts, mais il serait dangereux de tirer de l'art de l'ingénieur des conclusions relatives aux institutions ecclésiastiques; il est très instructif de savoir que la comédie de salon française se rattache par un développement ininterrompu aux Dionysies attiques, mais on ne saurait recommander à un entrepreneur de spectacles de se laisser guider dans le choix de ses pièces par des considérations archéologiques.
On raille la conception contractuelle de l'État, qui avait été formulée par les Français du xviiie siècle, et on lui oppose des déductions tirées de la préhistoire; et, cependant, la nature d'un organisme qui repose sur un équilibre de forces comporte plus de rapports contractuels que de fonctions totémiques ou patriarcales, et les transformations que subit un pareil organisme s'effectuent sous des formes qui se rapprochent beaucoup de celles qu'affectent les modifications de rapports contractuels. Nulle part la substitution de la raison d'être n'est aussi manifeste que dans la nature de l'État; d'où la vanité des efforts tendant à trouver une définition historiquement compréhensive de cet organisme. Sous une apparente immutabilité et