Ce résultat peut être obtenu par une transformation de l'esprit, et non par une révolution mécanique. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à laisser de côté, une fois de plus, la mécanisation comme phénomène, pour l'envisager du dedans, en tant que révolution spirituelle. Elle nous apparaît alors comme une poussée irrésistible de l'être humain vers la sphère de l'intellect; par le nombre incalculable de ses facteurs, par l'acuité, la persévérance, l'orientation exacte, la ramification et la combinaison de ses organes, celui-ci maintient en mouvement une quantité énorme de forces spirituelles inférieures qui suffit à imposer un état d'équilibre aux forces aveugles de la nature; et le premier mouvement de reconnaissance du monde ainsi favorisé s'exprime dans la conviction que c'est aux forces inépuisables de l'intellect qu'il doit son bonheur et sa liberté. Mais peu à peu le développement de la pensée a conduit à ce jugement critique que l'intellect sert à coordonner les notions, mais qu'il n'est pas un instrument de connaissance; et ce jugement conduit, à son tour, à reconnaître que le devoir suprême des forces spirituelles inférieures consiste à consentir à leur propre limitation et annulation, à renoncer à toute direction et domination. Le terrain se trouve alors préparé à recevoir la pure semence qui dès les origines de la vie gisait latente dans les obscures profondeurs du cœur humain. C'est l'âme qui vient alors occuper le premier plan. Si nous sommes aujourd'hui à même de deviner son image, de nous abandonner à ses forces, c'est aux nécessités nées de l'époque intellectuelle que nous le devons. Après avoir donné ce fruit, cette époque peut mourir, ce qui ne veut pas dire que l'humanité doive renoncer à l'avenir à son droit de penser et de créer. Ce droit, elle va continuer à l'exercer et à l'affermir, sans toutefois jamais perdre de vue qu'il s'agit de forces inférieures, destinées à servir de moyen et qu'elle doit diriger dans un profond sentiment de responsabilité, puisqu'en les dirigeant elle remplit une mission divine. Quand les premiers rayons de l'âme auront touché le monde intellectuel et sa réalisation terrestre, c'est-à-dire l'organisation mécanistique, quels sont les points rigides de celle-ci qui entreront les premiers en fusion? Cela importe peu, car ce n'est pas la rencontre d'événements secondaires, mais la proximité solaire de l'intuition transcendante qui amènera le printemps. Telle est la tâche modeste que se propose la partie constructive de notre exposé. Nous nous proposons, en effet, non de donner une énumération complète de ce qu'il faut faire, en suivant l'ordre de succession dans le temps, mais d'indiquer les formes de réalisation pragmatique de l'idée, d'après laquelle on peut, en confiant à l'âme la direction de la vie et en spiritualisant l'organisation mécaniste, transformer le jeu aveugle des forces en un cosmos libre, conscient et digne de l'homme auquel il sert d'abri.
Encore voilée et innommée, la tâche plane au-dessus de nos têtes. Nous avons exploré l'état du monde qui nous entoure; nous avons reconnu le chemin qui mène à la liberté, et l'étoile que nous suivons nous guide vers la région de l'âme. Nous devons maintenant examiner la forme pragmatique que la pensée transcendante revêt dans la réalité matérielle; la tâche métaphysique doit nous révéler son image physique.
Mais, au préalable, quelques mots encore sur les institutions et les projets purement matériels.
I.—Quel bénéfice retire notre vie intérieure des conditions et des formes de la vie et de leurs changements en général? D'après la conception matérialiste, l'homme devrait tout à ses états et aux circonstances; le sang, l'air et la terre, la situation et la possession détermineraient l'homme d'une façon tellement complète qu'à chaque changement des conditions extérieures correspondrait un changement équivalent de l'état intérieur. Cette idée erronée forme le pilier le plus solide du matérialisme qui en voit la confirmation d'un bout à l'autre de l'histoire. Ne sont-ce pas les modifications de la croûte terrestre qui ont provoqué l'évolution des êtres vivants? Les migrations et déplacements des peuples ne sont-ils pas déterminés par des lois physiques? La nature et les destinées des nations ne s'expliquent-elles pas par leurs origines, par le pays et le milieu extérieur? L'individu lui-même n'est-il pas une création de ses ancêtres et des circonstances de sa vie? Sans doute, les centres de la plus haute culture coïncident toujours avec ceux de puissance, de densité de la population, de richesse, et n'est-il pas vrai que la solitude, la pauvreté, la misère ces sources sacrées d'élévation morale, n'ont jamais créé chez un peuple arts et idées? L'Hellade, Rome, Venise, la Hollande, l'Angleterre doivent leur puissance à la mer; l'Allemagne est devenue forte, grâce à la qualité de son sang; la France, grâce à son sol; l'Amérique, grâce à sa situation géographique. Tout cela semble vrai.
Mais si nous approfondissons cette théorie à l'aide de ses propres moyens, nous la voyons aussitôt perdre de son assurance. Quelle fut donc la force qui, à chaque catastrophe géologique, avait poussé en avant les êtres vivants? Fut-ce la volonté de vivre? Elle n'aurait pas suffi, à elle seule, à créer des nageoires, à faire pousser des ailes, à apprendre à parler et à penser. Fut-ce le sang? Celui-ci, à son tour, n'a pu acquérir sa noblesse que grâce à l'intervention de cette mystérieuse volonté: l'ancêtre de l'Aryen était une misérable créature, bien inférieure au Mongol et au Nègre. Fut-ce le sol? Mais ce sol, chacun était libre de l'occuper, et ce fut le plus fort et le plus intelligent qui s'en est emparé. Nous retrouvons donc l'action de la force et du sang, et nous sommes obligés d attribuer au hasard la supériorité qui a pu se manifester sous le rapport de l'une et de l'autre.
Mais assez de ces arguments. Ils présupposent ce qu'ils doivent démontrer, à savoir que le corps est supérieur à l'esprit, que la matière forme l'esprit. Si nous croyons que nous sommes avant tout des êtres de chair, nous devons nous attacher avant tout à adoucir et à flatter la vie; alors la lutte pour Dieu et pour notre âme devient une œuvre vaine, et la raison est du côté de ceux qui prétendent que les choses ne valent que par leur utilité. Mais si nous croyons que c'est l'esprit qui forme son corps, que c'est la volonté dirigée vers le haut qui mène le monde, que l'étincelle de la divinité est enfermée en chacun de nous, alors l'homme lui-même, sa destinée et son monde apparaissent comme l'œuvre de l'homme. Alors le peuple marin n'est pas celui qui a reçu la mer en partage, mais celui qui a voulu la mer; le peuple établi sur un sol fécond n'est pas celui qui a fait une heureuse trouvaille, mais un peuple de conquérants; et le peuple qui a atteint une densité favorable à la culture n'est pas une horde pullulante, mais une race qui veut avoir une postérité et assurer à cette postérité un pays habitable. Alors, enfin, le sang noble n'est pas un simple hasard de la nature, mais le résultat d'une sélection exercée par un esprit qui cherche à réaliser sa propre perfection.
Il ne s'agit donc pas d'opposer une question à une autre. Il ne s'agit pas de demander notamment: pourquoi devons-nous estimer et cultiver les formes et les biens de la vie, puisque ce n'est pas à ces formes et biens, mais au calme et à la méditation que nous devons nos acquisitions les plus élevées? La vie terrestre fournit à l'esprit le milieu et les armes qui lui permettent de lutter pour son droit, son existence et son avenir; si l'esprit est bon pour la lutte invisible, il doit l'être aussi pour le combat visible. La créature noble crée sa beauté, la créature saine son bonheur, la créature forte sa puissance. Et ces biens sont créés, non pour eux-mêmes, mais en tant que revêtement terrestre de l'existence spirituelle; non par la cupidité et la convoitise, mais d'une façon désintéressée et spontanée. Et si le porteur est le maître de son arme, l'arme réagit à son tour sur le porteur; le peuple qui a eu la force de devenir beau, trouve dans sa beauté une nouvelle source de noblesse intérieure. Certes, au pauvre et à l'humilié les portes du royaume de l'esprit sont doublement ouvertes; mais sa volonté de les chercher se trouve stimulée, lorsqu'un peuple noble lui prête un peu de sa force et de son ardeur. Être volontairement pauvre parmi les riches est évangéliquement beau; mais un mendiant au milieu d'un peuple de mendiants ne forme aucun contraste et ne fait preuve d'aucun mérite spécifiquement moral. L'individu forme un but final; en lui finit la série des créations visibles et commence la série de l'âme. Lorsque la force de l'âme est éveillée en lui, il