—Certainement, dit-elle, il ne s'est jamais rien passé entre M. Debs et moi qui ressemble même de très loin à ce que j'ai lu dans les livres; il ne m'a pas sauvé la vie au bord du gave écumeux pendant notre voyage dans les Pyrénées, où il ne nous accompagnait pas d'ailleurs; il n'est jamais venu non plus soupirer sous mon balcon, puisque nous n'avons pas de balcon; il ne m'a pas fait remettre des lettres par des soubrettes dont on paye le silence avec de l'or; mais, cependant, il est vrai que, dans les projets de mariage que moi aussi j'ai faits de mon côté pendant que du tien tu en faisais d'autres, j'ai pensé à lui; tu ne sais peut-être pas qu'on se marie beaucoup au couvent, c'est même à ça qu'on passe son temps, eh bien, quand, dans le grand jardin de la rue du Maulévrier, je parlais de mon mari à mes amies, il avait les yeux noirs, la barbe frisée, les cheveux ondulés de... enfin c'était Michel. Pourquoi? Il ne faut pas me le demander; je ne le sais pas, et rien de la part de Michel ne pouvait me donner à penser qu'il voudrait m'épouser un jour. Mais moi, j'avais plaisir à me dire que je l'épouserais; on est très hardi en imagination et aussi en conversation; quand toutes vos amies ont des maris à revendre, il faut bien en avoir un aussi, et on le prend où l'on peut.
—Il ne t'avait jamais rien dit?
—Oh! papa, pense donc que je n'étais qu'une gamine et que lui était déjà un jeune homme.
—Et quand tu es rentrée du couvent?
—Il s'est passé ce que je t'ai dit; j'ai bien vu que je ne lui étais pas indifférente... et que je lui plaisais.
Il voulut lui venir en aide:
—Et tu en as été heureuse?
—Dame!
—L'as-tu ou ne l'as-tu pas été?
—Puisque c'était la continuation de ce que j'avais si souvent combiné, je ne pouvais pas ne pas être satisfaite.
—Satisfaite seulement?
—Heureuse, si tu veux.
—Et lui as-tu laissé voir ce que tu éprouvais?
—Peux-tu croire!
—Enfin, pour qu'il demande ta main, il faut bien qu'il pense que tu ne le refuseras point.
—Je l'espère, sans cela il ne serait pas du tout le mari que j'ai vu en lui, ce serait la fille de la maison Adeline qu'il rechercherait, ce ne serait pas moi, et c'est pour moi que je veux être épousée. Ce n'est pas à ta fortune que devaient s'adresser ces yeux tendres.
Ces quelques mots ouvraient à Adeline une espérance sur laquelle il se jeta:
—De sorte que, pour toi, si Michel ne trouvait pas la dot sur laquelle il doit compter, il ne se retirerait pas.
Oh! s'il était seul! Mais il ne l'est pas; il a sa grand'mère, sa mère, son oncle. Me laisserais-tu épouser un jeune homme qui n'aurait rien... que ses beaux yeux? Est-ce que c'est tout de suite que tu vas dire que tu ne peux pas me donner de dot?
—Il le faut bien.
—Alors, demain, Michel peut n'être plus... qu'un étranger pour moi!
Ce fut d'une voix tremblante qu'elle prononça ces quelques mots, avec un accent qui remua Adeline.
—Comme tu es émue!
—C'est qu'il n'y a pas que de l'humiliation dans un mariage manqué.
Ce cri de douleur était l'aveu le plus éloquent et le plus formel qu'elle pût faire.
Traversant le chemin, il vint à elle et, la prenant dans son bras, il l'embrassa tendrement.
—Eh bien, il ne manquera pas, rassure-toi, ma chérie.
—Comment?
—Cela, je n'en sais rien; mais nous chercherons, nous trouverons. Est-ce que tu peux être malheureuse par nous, par moi?
—Il faut répondre.
—Certainement, certainement.
—Que veux-tu répondre?
Le Normand se retrouva:
—Il y a réponse et réponse; si je disais ce soir au père Eck que je ne peux pas te donner demain une dot, peut-être arriverions-nous à une rupture; mais ce qui me serait impossible demain sera sans doute possible dans un délai... quelconque: les affaires n'iront pas toujours aussi mal; nous nous relèverons; ta mère a des idées; il n'y a qu'à gagner du temps.
—Oh! je ne suis pas pressée de me marier.
—C'est cela même: tu n'es pas pressée; nous gagnerons du temps; avec le temps tout s'arrange; ton mariage avec Michel se fera, je te le promets.
X
De l'endroit où ils s'étaient arrêtés en plein bois, ils apercevaient de petites colonnes de fumée bleuâtre qui montaient droit à travers les branches nues des grands arbres.
—Nous voici arrivés, dit Adeline! je vais voir où en sont les bûcherons, et tout de suite nous rentrerons à Elbeuf, de façon à ce que je puisse aller ce soir même chez M. Eck.
Sous bois on entendait des coups de hache et de temps en temps des éclats de branches avec un bruit sourd sur la terre qui tremblait,—celui d'un grand arbre abattu.
—Il fallait faire de l'argent, dit-il en arrivant dans la vente où les bûcherons travaillaient; malheureusement les bois se vendent si mal maintenant!
Il eut vite fait d'inspecter le travail des ouvriers et ils revinrent rapidement au château, où tout de suite les chevaux furent attelés. Il n'était pas trois heures; ils pouvaient être à Elbeuf avant la nuit.
Pendant tout le chemin, Adeline reprit le bilan qu'il avait fait le matin en venant; seulement il le reprit dans un sens contraire: en allant au Thuit, tout était compromis; en rentrant à Elbeuf, rien n'était désespéré, loin de là. Et il entassait preuves sur preuves pour démontrer qu'avec du temps il trouverait la dot qu'on offrirait au père Eck.
—Elle ne sera peut-être pas ce qu'il croit, mais enfin elle sera suffisante pour qu'il ne puisse pas se retirer. Tu verras, ma chérie, tu verras.
Et il énumérait ce qu'elle verrait. Ce n'était pas seulement la situation de la maison d'Elbeuf qui devait s'améliorer; à Paris on lui avait proposé d'entrer dans de grandes affaires où ses connaissances commerciales pouvaient rendre des services, et il avait toujours refusé, parce qu'il voulait se tenir à l'écart de tout ce qui touchait à la spéculation; il accepterait ces propositions; le temps des scrupules était passé; ces affaires étaient honorables, c'était par excès de délicatesse, c'était aussi par amour du repos et de l'indépendance qu'il n'avait point voulu s'y associer; il ne penserait plus à lui; il ne penserait qu'à elle; le premier devoir du père de famille, c'est d'assurer le bonheur de ses enfants, et il n'est pas de devoir plus sacré que celui-là. A plusieurs reprises aussi on avait mis son nom en avant pour des combinaisons ministérielles, et toujours par amour du repos et de l'indépendance il s'en était retiré. Maintenant il se laisserait faire: fille de ministre, c'était un titre à mettre dans la corbeille de mariage.
Berthe écoutait suspendue aux yeux de son père, son coeur serré se dilatait, l'espérance, la foi en l'avenir lui revenaient: il ne pouvait pas se tromper; ce qu'il disait, il le ferait; ce qu'il promettait se réaliserait. Elle renaissait. Était-elle une femme d'argent, était-elle désintéressée? Elle n'en savait rien, n'ayant jamais eu à examiner ces questions. Mais le coup qui l'avait frappée le matin l'avait anéantie, et ç'avait même été pour ne pas trahir le trouble de ses pensées qu'elle avait tenu à avoir à sa table ses deux filleuls. S'occupant d'eux, elle pouvait ne point penser à elle.
Lorsque madame Adeline les vit revenir, elle fut surprise de ce retour si prompt, ne les attendant que pour dîner.
—Déjà!