Baise ma petite Luisa pour son papa. Ah! j'oubliais de la féliciter «d'avoir enfin trouvé le jeune homme de son goût»; je la prie—si elle ose le faire—de transmettre mes compliments à ce monsieur pour avoir plu à ma fille et surtout pour l'avoir empêchée de tomber dans l'eau!
Adieu, je vous aime.
Ton
Andréa Belvidera.
Quand l'enfant eut achevé, elle replia soigneusement la lettre et alla la placer sur la cheminée, au pied d'un cadre de cuir à fermoir, contenant la photographie d'un homme de trente-cinq ans environ, à la physionomie mâle, énergique, aux beaux yeux noirs ardents, aux cheveux épais et drus, à la forte moustache brune des Italiens fidèles à la mémoire de Victor-Emmanuel.
—Bonjour, papa! dit-elle. Et, tout en répondant à sa mère qui descendait et lui recommandait de se dépêcher de venir au jardin, elle envoyait des baisers à cette figure aimée, d'un joli geste enfantin.
À l'ombre de l'hôtel, les conversations se traînaient assez pauvrement. On n'entendait guère que le bruit monotone de la cuiller et de la glace choquant les parois des verres. À un piano éloigné, quelqu'un, d'un doigt languide, frappa deux ou trois notes, et l'on commença une sérénade, interrompue aussitôt. Une sorte de torpeur générale arrêtait tous les mouvements.
Au fond des jardins, le tonneau d'arrosage faisait sa promenade lente sur le gravier, et, dans le silence, on percevait sous les roues, le faible crépitement que semble apaiser et éteindre à mesure la bonne ondée demi-circulaire. Vers le nord, les montagnes avaient disparu presque totalement sous la brume de chaleur; le lac paraissait sans bornes, et de petites voiles blanches donnaient l'illusion de la mer.
Gabriel évitait de parler de sa passion au poète ennemi de l'amour; mais tous les détours qu'il prenait pour contraindre sa préoccupation, devaient naturellement contribuer à la mettre plus clairement en évidence. Ce fut ainsi qu'au moment où il vit l'Italienne paraître et s'asseoir, oppressé par la pesanteur voluptueuse que sa présence lui causait, il dit à son ami:
—Ce qu'il faudrait ici, durant ces heures lourdes où toutes les lignes du paysage sont évanouies dans l'atmosphère, où le monde et les choses semblent fondus en une véritable pâte sirupeuse dont le contact vous étouffe, où un vague besoin d'anéantissement, de dispersion éperdue, vous fait haleter, attendre on ne sait quoi; ce qu'il faudrait, voulez-vous le savoir? Une poupée! Oui, un petit brin de femme, maigrichonne au besoin, mais vive et sautillante, ni tout à fait jolie, ni tout à fait sotte, mais, grand Dieu! pas trop intelligente non plus; pas votre femme, encore moins votre maîtresse! Mais quelqu'un, par exemple, qui ferait une affaire d'État d'une piqûre de moustique au doigt; qui aurait faim ou bien soif, tout le temps, mais la faim d'une croquignole ou une soif de la valeur d'un dé à coudre; et avec ça des besoins violents de petites niaiseries stupides; telle, en un mot, que chacun de ses désirs vous fît sourire et que le goût de la servir vous procurât l'occasion de remuer suffisamment quoique sans excès, vous amusât sans vous causer de plaisir trop vif, enfin vous maintint éveillé agréablement. C'est là un des objets les plus avantageux, les plus délicats, et que l'on oublie généralement dans son nécessaire de voyage.
Un bruit de voix venant de la route où s'ouvrait la grille du jardin, fit sursauter tout le monde. C'était une bande de gamins courant à toutes jambes et criant: «La Reine! la Reine!... Voilà le carrosse de la Reine!...»
Il n'y eut qu'un mouvement: on fut debout; on se précipita vers la grille. Les persiennes de la maison claquèrent; cinquante têtes parurent aux fenêtres de l'hôtel: des hommes réveillés de la sieste en sursaut, et des femmes portant la main à leur cou, rajustant tant bien que mal leur corsage ouvert.
—La Reine! la Reine!
Dans un simple landau à deux chevaux et au milieu d'un nuage de poussière où se perdaient les épais cheveux blancs de la duchesse de Gênes, on vit, le temps d'un clin d'œil, la très belle figure de S. M. la Reine d'Italie. Elle passa en souriant; on distingua le blanc des dents et le noir de la chevelure. Toutes les dames présentes firent la révérence. On resta figé un instant.
Le bruit d'une seconde voiture suivant celle de la Reine, à une très courte distance, sollicita l'attention et l'on se pressait à nouveau vers la grille, quand la calèche tourna brusquement, et, en pénétrant dans le jardin de l'hôtel, faillit écraser Dante-Léonard-William, souvent distrait.
Il en descendit un monsieur et une dame embarrassés l'un et l'autre dans tout le fatras de menus objets inutiles, et vêtus avec cette élégance inconfortable à quoi l'on a tôt fait de reconnaître des voyageurs français.
—Mon Dieu! mon Dieu! fit une voix aigrelette et menue, nous avons manqué d'écraser un monsieur... Où est-il? où est-il? Hector, je vous en prie, demandez tout de suite comment il va!
La nouvelle arrivée était une femme de petite taille, encore jeune et la physionomie un peu chiffonnée.
Le mari qui répondait au nom d'Hector montrait un souci beaucoup plus vif de ses bagages et de la possibilité d'avoir une chambre sur le lac, que de la santé du monsieur écrasé ou non.
M. Dompierre se hâta, en qualité de compatriote de la jeune femme, de la rassurer sur le sort de son ami l'Anglais qu'il lui montra du doigt, debout, sain et sauf, et saluant flegmatiquement de sa petite calotte britannique.
—Ah! dit-elle avec une aisance et une rapidité d'élocution qui faisaient présager une prodigieuse loquacité, ah! monsieur est Anglais! Que j'eusse été fâchée d'être cause de son malheur! J'adore les Anglais. Mon mari et moi, nous ne manquons pas un season. Cette année, nous avons poussé jusqu'aux lacs écossais, un peu sauvages, mais si beaux! si beaux! Ah! monsieur, les belles choses qu'a dites là-dessus notre cher, notre grand Bourget! Maintenant c'est l'Irlande qui le tient ainsi que Prévost... J'aime beaucoup Prévost. Nous n'avons pas vu l'Irlande, mais ce doit être exquis. Nous irons: n'est-ce pas, Hector? Mais où est passé mon mari? Je vous demande mille pardons, monsieur, je cours après mon mari. Mais que je suis donc heureuse de rencontrer un compatriote, et un Parisien! n'est-ce pas, monsieur? Ah! on n'en trouve plus, même pas à Paris! Ah! ah! adieu, monsieur!... Quel pays adorable!
Elle était déjà sous le hall qu'elle parlait encore. Gabriel, légèrement ahuri, rejoignit le pauvre Lee qui se faisait essuyer le dos et la manche de son veston de flanelle blanche, maculés par l'écume des chevaux.
—Eh bien! mon cher, lui dit-il, vous l'avez échappé belle!
—Mais vous, dit l'Anglais, faisant allusion à l'avalanche de paroles de la Parisienne, vous ne l'avez pas échappé!...
—Bah!... Ah ça! dites-moi, vous avez failli devoir la mort à cette petite femme-là: j'espère bien que vous vous montrerez à l'avenir plus aimable avec elle que vous ne l'avez fait pour ce premier coup... Elle brûlait de vous enlever vos taches!
—Bien! bien! dit le poète sans sourciller.
—Je vous préviens que c'est une femme qui aime les Anglais. Elle va vous parler de Sir Édouard Burne Jones par la fenêtre, avant d'avoir changé de toilette, si seulement elle vous aperçoit...
—Allons-nous-en!... Mais, ajouta-t-il, en tournant les talons, il me semble que vous la tenez!...
—Qui?... Quoi?...
—Votre poupée, parbleu!
—Aïe! aïe! fit Gabriel avec une grimace.
—Ah! ah! dit le poète en riant, je mets le doigt sur votre vice