Le parfum des îles Borromées. Boylesve René. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Boylesve René
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066084813
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       Table des matières

      La Reine-Marguerite, beau vapeur blanc du lac Majeur, alluma ses feux en quittant Pallanza, et s'engagea dans l'anse magnifique qui contient les îles Borromées. La chaleur ayant été accablante, les passagers se félicitaient de ressentir la première fraîcheur du soir. Les uns prenaient plaisir à discerner, sur la gauche, les contours opulents de l'Isola Madre, l'Île Mère, tachant l'ombre de sa grosse masse obscure; les autres, à regarder naître au long des contours capricieux du lac, les mille lumières des embarcadères, des hôtels et des villas. Mais un charme très spécial, et nouveau pour la plupart d'entre eux, venu du lac que la nuit flattait, ou bien des rives fleuries de lauriers-roses, enveloppait et pénétrait jusqu'aux natures les plus insensibles.

      À ce moment, le poète anglais Dante-Léonard-William Lee monta vivement l'escalier de la passerelle, et, se dirigeant avec un empressement inaccoutumé vers un grand jeune homme à longue moustache blonde qui semblait fort absorbé par le spectacle de la nuit, il lui dit du ton le plus sérieux:

      —Mon cher ami, une Sirène vient, sous mes yeux, d'abandonner l'humide séjour de ces eaux pour prendre place à notre bord, et il vous est loisible de la voir, comme je l'ai vue, sur le banc des premières. Sa beauté est remarquable.

      Gabriel Dompierre sourit à l'étrange communication qui lui était faite. Il avait eu lieu déjà plusieurs fois, de se méfier des affirmations du poète, car il savait son pouvoir visionnaire développé à l'excès. Mais, ce soir-là, soit que le paysage fût par trop assombri pour le retenir sur la passerelle, soit que l'heure délicieuse rendît possibles les miracles, il quitta sa place et descendit avec Dante-Léonard-William, s'assurer de la présence d'une Sirène à bord de la Reine-Marguerite.

      Ils virent une jeune femme assise au milieu d'un nombreux bagage, en compagnie d'une fille de sept à huit ans, et d'une femme de chambre. Par suite de la mauvaise lumière, on n'apercevait de son visage à travers la voilette et au-dessous d'une touffe épaisse de cheveux noirs, que la ligne fine et fière d'un nez droit. Elle se sentit observée et leva les yeux, franchement, mais pour les rabaisser avec prestesse sur la fillette dont elle caressa les boucles brunes et redressa le chapeau.

      Les deux amis s'éloignèrent par discrétion: mais cette courte entrevue avait suffi pour que Gabriel Dompierre ne doutât pas que le poète n'eût eu toutes les raisons de voir en cette femme évidemment belle, une divinité du lac. En effet, Dante-Léonard-William idéalisait en même temps qu'il voyait; et il avait une telle foi dans la valeur de ses conceptions, qu'il allait jusqu'à s'halluciner de la présence de ses chimères.

      L'heure et le lieu, d'ailleurs, étaient favorables aux enchantements. L'air était tendre et tiède, au point que certains souffles espacés, en frôlant soudain les nuques, inquiétaient, faisaient retourner la tête, donnaient à quelques-uns l'illusion d'une caresse humaine. Des femmes qui avaient mis de légers châles et des foulards à l'approche du soir, les enlevaient, se dégageaient le cou, du mouvement onduleux et câlin d'une chatte, enfin tendaient véritablement aux baisers aériens leurs joues, peut-être leurs lèvres.

      À l'approche de la station de Baveno, l'odeur pesante des lauriers arriva très distinctement, quelques minutes avant que l'on pût apercevoir, à la lueur des feux, leurs grosses fleurs qui font pencher les branches. Le bateau stoppa. Aussitôt apparurent, derrière l'écran frissonnant des feuillages troués de lumières, des gens innombrables, élégants, nonchalants, allongés sur des sièges de jonc, assis et prenant des rafraîchissements, ou se mêlant ici et là en des allées et venues paresseuses. La sourde rumeur de la causerie d'après dîner était relevée de musique et de chants. Tout à coup, sur la quiétude générale, un mouvement vif: le passage svelte d'une jeune fille qui lance un mot anglais; un bras nu levé; un scintillement de cheveux blonds... Mais le bateau s'ébranle à grand bruit de roues; il semble que l'on quitte un lieu de féerie; les regards demeurent fixés sur l'ombre magique des arbres dont les fenêtres lumineuses se rétrécissent jusqu'à former de petits points scintillants que l'on peut confondre déjà avec les étoiles naissantes.

      Les cloches du soir commençaient à tinter; d'une rive à l'autre, elles se passaient gracieusement leurs jolies notes heureuses. La clochette du bateau, à l'annonce des stations, couvrait parfois ce concert lointain d'un rythme plus alerte qu'accentuait la voix du matelot prêt à jeter le câble d'abordage. Rien n'est émouvant, dans la nuit, comme l'éclat soudain de ces syllabes sonores évoquant des endroits renommés par leur beauté. Un Italien fin et joli comme un Praxitèle, et à qui souriaient toutes les filles en cheveux assises à l'avant, lança, d'un timbre admirable, le nom d'Isola Bella. Et on eût dit qu'il avait la conscience de la merveille de marbre, de fleurs, de fruits et de soleil, dont il évoquait l'image, avec une sorte d'impudeur triomphante, dans l'esprit de tous ces voyageurs en quête de volupté. «Isola Bella! Isola Bella!» répéta-t-il, faisant frissonner quelques-uns d'un vague et large désir.

      Cependant, au lieu de s'efforcer, comme la plupart de ses compagnons de voyage, à découvrir dans l'ombre l'échelonnement imposant des terrasses d'Isola Bella, Gabriel Dompierre demeurait attaché à la figure de la «Sirène», et semblait épier un mouvement qui lui fît distinguer plus nettement ses traits. Lorsque la cloche annonça la station de Stresa, où il descendait avec son ami, il eut la satisfaction de voir la jeune femme se lever et donner des ordres à la domestique au sujet des bagages. Stresa n'ayant qu'un grand hôtel, à moins que la «Sirène» ne fût logée dans quelque villa particulière, il avait donc chance de pouvoir la retrouver et exercer à nouveau la curiosité qu'elle lui avait inspirée dès le premier aspect.

      Dans le tumulte du débarquement, il la vit un instant debout sous la lumière crue d'un bec de gaz. Il ne put maîtriser un vif mouvement, et poussa du côté de son compagnon cette exclamation naïve:

      —C'est elle!

      L'Anglais, que les questions de personnalité ne touchaient point, ne manifesta même pas d'un signe qu'il prenait part à l'émotion subite du jeune homme. Cette femme lui avait paru belle, et il l'avait divinisée aussitôt dans son esprit: il n'eût pas fait un pas pour savoir son nom.

      Mais Gabriel, sans douter un seul instant que quelqu'un pût être insensible à la découverte qui le remuait si profondément, empoignait le bras de Dante-Léonard-William, et le renseignait avec une abondance superflue:

      —Hein? Qu'est-ce que vous dites de cela? Est-ce assez fort? Qui est-ce qui eût prévu que ce serait vous qui viendriez me faire descendre de ma passerelle pour me montrer la femme dont je ne cesse de vous parler depuis quelques semaines que j'ai l'avantage de vous connaître?... Vous ne le croyez pas? Je vous affirme que c'est elle, je l'ai parfaitement reconnue: telle que je l'ai vue là tout à l'heure, je la revois encore, il y a un an, debout contre la balustrade des jardins du Pincio, les yeux tournés vers le Dôme de Saint-Pierre, sans paraître rien voir cependant, le regard suspendu au-dessus de Rome, hors du monde, comme il arrive si souvent aux femmes lorsqu'elles écoutent de la musique. Je l'ai vue là, trois matins de suite,—ça je vous l'ai dit déjà vingt fois, tant pis!...—Le second matin je montais au Pincio pour le plaisir de la voir; le troisième matin c'était déjà pour souffrir de sa vue, car elle avait fait sur moi une impression extraordinaire, ineffaçable...

      —Je reprends moi-même la suite, dit l'Anglais, sans perdre un pouce de sa gravité imperturbable... Les deux premiers jours, elle paraissait attendre quelqu'un, et vous tremblez déjà par l'appréhension de connaître l'homme qui avait le bonheur d'être le mari ou l'amant de cette femme; mais elle quittait toute seule les jardins, au moment où sonnait midi à la villa Médicis. Le troisième jour, comme vous vous prépariez à la suivre afin de savoir au moins qui elle était, vous étiez cloué sur place par l'arrivée de l'heureux mortel attendu. Il avait une silhouette séduisante, c'est tout ce que vous aviez pu observer de sa personne, car l'inconnue s'était hâtée de le rejoindre dès qu'elle l'avait aperçu au tournant d'une allée...

      —Vous vous moquez